#gestes&usages #09 | cinq fois en vrai

Ecrire est un geste qui s’enracine, prolonge, dérange, remue, rappelle. S’enracine dans le corps de l’enfant aux yeux qui mangent. Découvrant qu’une main plus que l’autre sert à extraire d’un petit bâton de couleur nommé crayon, traits, boucles, ponts, points. Mais on lui dit que cette main-là n’est pas la bonne, peut-être même qu’elle porte malheur ; à la limite il faudrait l’attacher dans le dos pour la neutraliser. L’enfant dite introvertie obéit, fait ce qu’on lui demande. A vite compris qu’elle peut donner le change, apprendre à s’évader. Apprendre pour s’évader. Dans le petit puits de porcelaine blanche, un liquide magique l’attend. Il faut aller le chercher. Pour ce faire, elle tient le nouvel instrument entre trois doigts ; pouce et index font la pince devant et le majeur vient à l’appui derrière le porte-plume. S’est formée une petite bosse  sur le côté du majeur mobilisé. En cachette, elle s’entraine des deux côtés et la main clandestine gardera le monopole de peindre et coudre. L’autre donnera le change. La plume de métal se gorge d’encre violette et les premiers dépôts sont assortis de taches en étoiles aussi belles que les lettres penchées qui défilent en lignes hésitantes avant de s’affirmer quand se laissent déchiffrer, dans les mots nouveaux, des mondes nouveaux. Prolonge. Découvre plus tard que son grand-père, austère en apparence mais si tendre au fond, est comme elle. Quand elle lit couramment, il lui envoie des lettres tapées à la machine. Lui aussi a connu la honte de la main maudite. Mot dite. Il lui a quand même envoyé des lettres manuscrites, écrites à l’encre bleu-vert comme ses yeux, mais il les signait d’un autre nom — Jeff Van Neiderf, un pseudonyme— une cachette ambulante, leur secret à tous les deux. Dérange.  Et même que rue Noël, quand les repas s’éternisaient, elle se glissait dans son bureau — nom donné à toutes sortes d’empilements, avec ici et là le violet foncé et collant du papier carbone, le papier pelure vert d’eau et plusieurs machines à écrire qu’elle utilisait en imaginant jouer comme lui une musique de clavier cliquetant. Et soudain, là, dans le flux d’écrire qui se prolonge surgit, sans crier gare, fracas de larmes contenues, la chanson de Danielle Messia Je t’écris de la main gauche, celle qui n’a jamais parlé C’était à la fin fin des années 70. Le grand ami espiègle poète Philippe Garnier disparu depuis dans un accident de la route m’avait invitée à découvrir Ni homme ni bulle son nouveau spectacle. C’était à Deuil-la-Barre, un nom-prémonition, banlieue nord-ouest. En hiver sûrement. Un froid glacial, une vague salle des fêtes. On entre. Presque pas un chat. Huit personnes peut-être. On se rajoute, ça fait onze ou douze, à tout casser. Un organisateur attend un peu au cas où il y aurait des retardataires. Y en n’a pas. Ça commence. Entre une jeune femme : brune, cheveux bouclés. En salopette — drôle de mot— avec une guitare. Une inconnue. Elle regarde la salle presque vide, se concentre. Pas retenu son nom à ce moment-là. Elle chante dans l’espace mal chauffé. Alors c’est la déferlante, le choc, reconnaissable entre tous : la vie est là, en plein corps, en jeu, décisive. On applaudit de toutes nos forces, écho étrange dans la salle presque vide. Deuxième partie : une merveille, mais je savais déjà de quoi Philou était capable. A la fin, impossible de partir comme ça, il faut que je la voie, celle de la première partie, que je lui dise à quel point je suis remuée. Je ne sais plus ce que j’ai dit, bredouillé, tenté d’exprimer. Je sais que je la revois au dedans, si simple, si seule. Et je l’entends encore : S’il n’y avait qu’un chat, je chanterais pour lui. Il faut que je chante. Et puis elle parle d’une rencontre qui va sans doute changer les choses après toutes les galères. Quelqu’un chez Barclay. Quoi qu’il arrive, elle chantera. Son premier disque est sorti, elle m’a prévenue au téléphone. J’ai acheté l’album, l’ai écouté, des centaines de fois. Pensé : pourvu que les arrangeurs ne lui volent pas son âme. Et puis le torrent de la vie. J’ai connu les ruptures qui éloignent, ai échappé au pire, ai voulu savoir quelques années après si elle avait publié un autre album. Et j’ai appris :  son cancer. Morte à vingt-huit ans. 1985. Alors c’est ça : le monstre l’a prise à la gorge, là où ça fait le plus mal quand on chante.  Il n’aura pas le dernier mot : sur You Tube, comme en d’autres endroits, on peut retrouver l’étoile filante. Je peux à présent l’écouter sans m’effondrer. Lumières sombres, : chansons fortes Avant la guerre. Quand vient le soir. Solitaire. Pourquoi tu m’as abandonnée. Chanter est son geste. Ecoute. Toujours vivant, je l’écris à l’instant. Ecrire est un geste vers elle.

Ecrire est geste de copiste. Enfance : une fois franchie la barrière de la relecture à voix haute, une fois la dictée écrite c’est électrolyse : le texte jaillit, s’arrache à la gangue encore obscure de l’épellation et apparait : les violettes sont bien là, celles de Colette cueillies au secret des premières trouées encre de la même couleur. Bien là une nuit d’été en Amérique selon François-René. Ecrire, recopier pour mieux revenir sur les pas de ceux qui sont passés par là mais pourquoi à ce point te demandes-tu récemment, penchée sur les manuscrits enluminés exposés dans la grande bibliothèque ? Application ciselée des textes anciens, certitude minutieuse des copistes pour qui chaque appui encré compte pour après, font que tu regardes admirative les ouvrages calligraphiés, exposés comme autant de rescapés sur des radeaux de papier. Les gestes délicats, soignant au plus près boucles ponts temporels, sans que tu les déchiffres vraiment, te parle : temps suspendu, remplacé par des visages inclinés sur ce qu’il faut absolument démultiplier en recopiant encore et encore. Ellipse temporelle : voilà tes carnets de recopiage, ceux que tu as sauvegardés, rien à voir a priori. Personne ne t’a dit de pratiquer à quatorze ans la duplication mais il fallait que tu le fasses, c’était plus fort que tout un secret. Tu t’appliquais. Assemblage des émerveillements, des questions.  Quand bien plus tard, tu t’es retrouvée dans la peau de celle qui enseigne, tu les as vite reconnus, tes autres qui recopiaient des phrases dans leurs agendas d’élèves. Toi, encore aujourd’hui, quand tu reprends un livre, il t’arrive de faire ce que tu faisais alors. Tu le fais à la main et à l’ordi. Les deux. Ici il y avait tout un paragraphe raturé et patiemment noirci. Aurélien ne put démêler ces mots dont sortaient par-ci par-là des l ou des f, les boucles d’un secret.

Ecrire est geste-peindre. Peindre comme peignent en Asie ceux qui écrivent. L’un renvoyant à l’autre. Travailler sur la réciproque. L’empire des signes. Mais sans l’empire. Réfléchi tant de fois. Ce geste-là. Cette passerelle. Et toi là-dedans, la navette que tu peux faire, d’une rive l’autre. Transporter à la fois contenu et contenant — surtout quand le contenant contient le débordement — dans le même mouvement, ça prend du temps. Et toi, parce que tu sais ce que pour lui, peindre voulait dire, comme pour toi ce qu’écrire veut dire, tu te précipites pour dire et en même temps tu t’empêches de le faire parce que tu sais comme d’autres, et lui en particulier, le savaient : il faut du temps. Non pas repousser, remettre, mais changer l’espace-temps en traces. Et c’est bien là que je rejoins celui qui semble n’être plus là. Ce qui se passe à la fois dans l’urgence et dans la latitude du rêve. Sans repentir. Seules les traces font rêver. C’est l’homme debout, celui des Matinaux qui le dit. Le croire comme écrire. Comme peindre.

Ecrire est geste de passage. Tu revois l’instrument, celui qui ne fait pas de bruit, qui fluidifie, qui simplifie le geste lui-même. Tu ne tapes plus sur les touches suspendues du clavier. Il n’y a plus de tige entre le point d’impact et l’ajout rapide de la lettre. La petite Canon, une première. Un achat de libération. Tu as gardé l’engin. Il a pris la poussière, près du bureau en orme, installé pour toi par le peintre dans la sphère intime. Tu le sors de là. Dur de l’ouvrir. On y arrive. Cassette qui s’échappe, la replacer, pour le geste. C’était un autre clavier, terme emprunté à la musique. Tu lui as confié l’urgence. Deux mémoires, les trois-quarts du doctorat figures des peintres dans les contes issus de la tradition orale.   Des nouvelles.  Les premières pièces écrites pour les adolescents. Les cristaux déchirés des poèmes.

Ecrire est geste vers toi. L’ordinateur portable reconduit sans un bruit ce que je lui livre du bout des doigts comme quand je fais de la musique. Les doigts désormais savent où se poser. A peine besoin de regarder. Accueillent en direct. Petits carrés connectés que les extrémités reconnaissent presque les yeux fermés. Ecrire comme sauvegarder sans les boucles, sans les ponts d’avant. Mais toujours à côté reprendre le stylo, attraper une lueur, une note, un lieu, dans les petits carnets placés autour de l’ordinateur majeur  —c’est une flottille escortant l’appareil amiral qui garde, transporte et rend possible la navigation. Ordinateur et pourquoi pas ordinatrice ? Ordi mot nouveau pourvoyeur de passerelles, d’images, de contacts qu’on n’aurait pas espéré y trouver et qui font résonner tout le reste. Ecrire, distance et présence au même moment.  Je viens d’enregistrer une photographie dont écrire parle. C’est dans la ville dite rose il y a peu. Une venelle empruntée au hasard comme un raccourci clavier et la boutique, une évidence. Devanture, intitulé, grille baissée. Gestes s’appelle la boutique. Elle s’impose comme écrire dans le geste de photographier avec un téléphone.  Non loin de là j’ai rejoint ma mère qui dit avoir fait son temps.  Pourtant elle avait lu par effraction mon journal quand j’étais adolescente et j’ai mis des siècles à lui pardonner.  Aujourd’hui , je la rejoins , elle veut partir : déjà la vie se retire par les extrémités et la douleur envahit ce qui lui reste. C’est elle que tu photographies à travers la devanture et l’élan du vert qui s’agrippe aux briques de la ville dite rose. L’écrire. Devanture. Avec un peu de verdure qui s’échappe, sur le côté. Juste sur le côté. Ce jour-là, en mars, il fait incroyablement beau : le dernier voyage est-il celui du fauteuil roulant, ultime carrosse de ma mère, poussé par son aînée sur les trottoirs où débordent comme si de rien n’était, les attablés insouciants devant leurs verres ?  J’écris le geste de celle qui pousse le fauteuil roulant dans la rue de la ville dite rose.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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