#gestes&usages #06 | Déballer 

Mode opératoire : déballage. Tu as parcouru la grande surface — allées encombrées, têtes de gondole, promotions, palettes déchargées, marchandises par quartiers, on évite les caddies plantés là pendant que leurs propriétaires provisoires ont couru chercher le produit manquant. Courses, le plus vite possible. Résumé du jour, tour d’horizon en forme d’achats et te voilà dans la file d’attente. Le moment de passer à table. Ceux qui sont derrière regardent ce que déposent ceux qui sont devant. Table d’opération, passer sur le billard tapis roulant. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirai qui tu es. Objets disparates posés là comme pour une dissection. Table de dissection. Organes marchandises.  Les lots, les grandes quantités pour la semaine, pour la famille nombreuse, pour la fin du monde. Ou le minimum — quelques petits paquets séparés par deux barres : enclencher l’addition, vite, la honte. Tes choix : un concentré de ce qu’offre le magasin passé par le prisme de ce dont tu crois avoir besoin. Ta vie mise à plat, scrutée par des paires d’yeux qui s’occupent comme ils peuvent en attendant leur tour. Tu observes brièvement ton propre dépôt éphémère, une reconstitution. Ce à quoi il fallait penser pour ne pas avoir à revenir de sitôt tout en refusant l’accumulation. Contradictions sur le tapis roulant. Il fallait s’y attendre. Et le petit empilement hétéroclite pour échapper aux curieux qui voudraient bien au passage capter quelque chose de toi dans l’exposition des choses emballées. Tu lèves la tête : il est là. Lui, le caissier malentendant : bonjour ça va en langue des signes. Tu réponds, main près de la bouche et pouce levé. Son sourire tranquille. Il fait passer à chaque objet l’examen du code barre, la frontière de la vérification. Il s’applique, rassure. L’assassinat du dissident à la une du journal posé dans ton caddie s’éloigne pendant quelques secondes.  Et ça, c’est quoi, demandent son visage expressif et ses mains ouvertes. Il s’agit d’un bouquet vert dans un sac papier brun.  Tu parviens, en faisant un pas de côté, à désigner l’image du cresson sur son écran et tentes de montrer à ton gentil interlocuteur ce que tu vas en faire. Mais derrière, on s’impatiente. Le dialogue silencieux ralentit tout. Ils sont pressés. Si tu pouvais, tu lui dirais que c’est la première botte, elle annonce le printemps Ce n’est peut-être pas le cresson de fontaine mais son vert profond, ses feuilles arrondies, ses longues tiges qui ont besoin du ruisseau, de l’eau courante, de l’eau vivante, sont bien là, un signe de fraîcheur malgré tout. Ton caissier préféré a capté le non-dit : il lève son pouce puis fait un bravo poignet levé et doigts qui bougent comme quand on fait marionnette pour un petit enfant. Fin de l’opération. Carte, code, pas de ticket merci. Un autre arrivage a déjà remplacé le tien, il faut se dépêcher. Tu te retournes. L’homme assis devant la caisse te fait un grand signe de la main, et tu lui réponds pareil comme depuis le quai l’au revoir au voyageur monté dans le train qui s’éloigne déjà.    

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “#gestes&usages #06 | Déballer ”

  1. table d’opération, dissection, reconstitution, un univers glacé, et puis cet homme, homme avant d’être caissier, la botte de cresson, de la chaleur, du printemps qui revient, même dans les mots, juste avec des signes, de la vie. Merci

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