#gestes&usages #04 Écharpe

Arriver au bout de la pelote au milieu d’un rang, c’est rageant. Il faudra nouer sur l’envers de l’ouvrage les deux extrémités, celle de la pelote qui se termine et celle de la nouvelle pelote, pour finir le rang. Un désagrément. Une fois la pièce terminée peut-être même une fois ses différents morceaux assemblés — suivant le degré d’impatience que créent ces deux brins intempestifs noués en plein milieu s’il s’agit d’un projet plus complexe qu’une écharpe — il faudra à l’aide d’une aiguille (une aiguille à coudre) à gros chas, assez gros pour permettre le passage de la laine et ainsi ne pas ajouter la difficulté d’enfiler le brin dans un chas trop petit et les essais successifs où l’on coupe l’extrémité qui s’effiloche avec une paire de ciseaux au risque de se retrouver avec un brin si court qu’on ne pourrait plus le tenir et qu’il devrait rester ainsi dépassant (et presque tentateur) — et tout l’énervement que cela peut engendrer, énervement susceptible de nuire à l’étape suivante du processus. L’étape suivante consiste à faire passer chacun des deux bouts de laine entre les mailles du tricot assez délicatement pour que cela reste invisible sur l’endroit. Assez délicatement c’est-à-dire en soulevant sur l’envers du travail plusieurs mailles avec la pointe de l’aiguille à coudre, un tunnel de mailles au travers duquel tirer doucement le fil ainsi maitrisé.

Je peux tricoter en lisant, je peux tricoter en parlant, je peux tricoter devant un écran, je peux tricoter en voiture, je peux tricoter en train, je peux tricoter sans regarder mes mains si le point est simple (un rang de points endroit, un rang de points envers et aussi un point endroit, un point envers sur le même rang). Méthode à l’anglaise ou « lancée », le fil dans la main dominante (droite pour moi) — pas un choix, un cadeau reçu dans l’enfance vers l’âge de dix ou douze ans. J’ai essayé la méthode continentale, le fil dans la main gauche et la méthode portugaise, le fil autour du cou, j’ai conservé la méthode que je tiens de ma grand-mère et de ma mère. Mimétisme. Je pouvais rester longtemps à les observer fascinée par leurs gestes rapides et précis. Les mains régulent la tension de la laine glissée entre les doigts, freinée par l’auriculaire, la pointe de l’aiguille droite glisse dans la première maille de l’aiguille gauche, l’index droit enroule le fil autour de la pointe en un battement rapide (le lance ? origine du nom « méthode  lancée » ?) — ramène la laine au travers de la boucle et fais glisser la maille de l’aiguille gauche vers l’aiguille droite. Gestes incorporés, doigts indépendants du conscient, trop parfois puisqu’il faudra défaire ce rang commencé par une maille envers au lieu d’une maille endroit — les yeux n’ont pas quitté la page au bon moment pressés de finir la phrase. Pour les torsades, les points compliqués, il faut compter, s’aider d’une troisième aiguille à deux pointes, pour le jacquart avec les changements de fils et de couleur, pas moyen de lever les yeux la surveillance est impérative, les yeux et les doigts ensemble, le cerveau reste disponible pour écouter de la musique, la radio ; le tricot seul me donne l’impression de « perdre mon temps ». Etrange renversement. Ma grand-mère et ma tante se retrouvaient les dimanches après-midi pour tricoter autour d’un café — jamais de mains désœuvrées —nécessité des ouvrages réalisés, modestie des moyens, activité réservée aux femmes, elles ne perdaient jamais de temps. Ma mère tricotait seulement le soir devant la télévision, je me souviens du pull bleu vif à torsades et à franges que tu as tricoté pour mon entrée en cinquième. De ces gestes transmis la finalité a changé.

Mon initiation débute certainement un jeudi pluvieux, un jeudi d’ennui, elle est le fruit de mes demandes insistantes conjuguées à ta patience. Une écharpe, toujours une écharpe pour commencer, avec des restes de laine que tu m’avais permis de « gâcher », tentative sans lendemain. Puis les années 70, le lycée, le « guide de l’anticonsommateur » (faire son shampooing avec des œufs), le magazine « 100 idées » — attendu impatiemment chaque mois conservé précieusement puis dédaigné par mes filles (ringard) — période où je tricote avec frénésie, avec passion, un terrain d’expérimentation pas de nécessité ici juste le plaisir de créer. Je tricote les longs pulls à grosses mailles, le beau pull noir au point mousse s’est allongé rapidement jusqu’à mes genoux (mon père le portait pour jardiner), le pull à col roulé rose, rouge et bordeaux en laine mohair irritant le cou, tricoté en double pour moi et mon amoureux (l’a vaillamment porté), le pull arlequin assemblage des couleurs et matières de mes restes de laine, la veste irlandaise aux points compliqués en laine naturelle qui sentait si mauvais, et la longue liste des commencés et détricotés, des jamais finis.

Quelque chose était passé de leurs mains aux miennes.

Une aiguille dans chaque main, tenues légèrement pas trop serrées, la main gauche ne bouge presque pas, juste un mouvement des doigts pour faire glisser les mailles vers la pointe et faciliter leur hameçonnage par l’autre aiguille, le plus rapidement possible, le plus fluidement. Je déteste les aiguilles métalliques qui font mal aux dents, mes préférées sont en bois de rose (qui ne vient pas des roses mais d’espèces de palissandre) si douces et glissant parfaitement, et une pointe bien pointue, les pointes trop arrondies des aiguilles en plastique s’émoussent et accrochent, obstacle à la vitesse, au rythme. La vitesse et la régularité permettent d’oublier les gestes, d’accéder à l’automatisme. Je compte quelques moments de fierté quand mes filles petites regardaient mes mains s’agiter avec la même curiosité admirative que celle qui était la mienne enfant, me permettant de mesurer ce qui m’avait été légué.

Je tricote très rarement mais s’il m’arrive de le faire je retrouve sans les chercher les gestes efficaces, je sais cependant qu’ils sont fragiles. Je peux t’aider à mon tour pour ce pull commencé plusieurs fois, tu as eu un peu de peine à me le demander, tu as prétexté les explications compliquées que tu as lues et relues, ils se sont sûrement trompés, tu as recommencé. Tes gestes sont encore justes. Je dis que oui c’est bien compliqué ce modèle, je fais quelques rangs pour toi, pour te remettre en bonne voie, j’espère que ça va suffire. Je te demande au téléphone si ça avance — oui, oui ça avance. La dernière fois que suis venue te voir le pull avait disparu, je n’ose pas t’en parler. Tu me demandes de choisir un modèle, tu as envie de tricoter mais quelque chose de simple, est-ce que je peux regarder dans la laine que tu as stockée dans le grenier (avec des boules d’antimites poison qu’on utilise plus, la laine sent tellement mauvais mais je n’ose pas la jeter devant toi, je la laisse au grenier, tu ne peux plus y monter). Tes gestes sont encore là. Est-ce que je peux te proposer de me tricoter une écharpe ?

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition

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