gestes&usages #08 | le moment juste avant

elle sait que ça va arriver, sait qu’elle est prise au piège, le moment juste avant qu’il vienne, le moment juste avant qu’il referme la porte de la grange, le moment juste avant qu’elle crie ou du moins ait envie de crier même si jamais aucun son ne sort de sa bouche, pourtant c’est comme si elle était en train de crier alors qu’il exige oblige menace de son bras levé et puis son visage rougi dans cette injonction à se soumettre dans le rugissement du corps rouge énorme enflé aussi, elle témoin de ce qui va arriver comme si ça n’était pas elle qui participait à la scène, de toute façon il est son père et elle appartient à son père, il fait ce qu’il veut de sa rage de sa puissance, se donne le droit de faire subir son poids et sa violence à autrui, aux membres de sa famille, il ne touche pas encore, il est au bord de le faire, elle pétrifiée comme le lapin pris dans la lumière avec le doux de la peau à l’abri de la robe, fermer les yeux attendre, le blanc des cuisses refermées alors qu’elle a dix ans, la porte de la grange refermée, ça va vite, fermer les yeux, fermer la porte, fermer le ventre, le râle qui suit, et puis après c’est comme s’il ne l’avait jamais touchée, comme si rien n’était arrivé, personne n’en saura jamais rien, oublier le contact, surtout réduire la gravité des faits, les arbres dehors, la grande prairie aux têtes oscillantes dans le vent parfumé, forcément de la peur et une sorte de honte, c’est entré dans sa vie à l’âge de l’innocence et devenu rituel, pratique sauvage engendrant ténèbres brûlure révolte — il n’y aura pas de combat, rien qu’une sombre histoire de famille.

Une proposition qui m'a rappelée au livre de Koltès "combat de nègre et de chiens"
et qui me permet d'écrire un fragment relié à mon chantier en cours autour du personnage féminin assise dans la cuisine (l'occasion de creuser, de sculpter quelques scènes, celle-ci importante sans doute où la violence se fait jour... 

Photographie ©Françoise Renaud, au jardin, janvier 2024

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

16 commentaires à propos de “gestes&usages #08 | le moment juste avant”

    • c’était la proposition de s’intéresser à ce moment de suspens où on ne sait pas ce qui va advenir… alors j’ai évité de raconter la scène, seulement penser à ce moment-là où la porte de la grange se referme
      merci fidèle Clarence

  1. Toujours les mots justes « c’est entré dans sa vie à l’âge de l’innocence et devenu rituel », le mot « entrer » justement que tu choisis pour, avec la conclusion « une sombre histoire de famille », quelques mots sur la nature illustrent la fuite de la pensée, le lapin pris dans la lumière, arrêt sur image, la beauté du « moment juste avant » pour donner forme et impulsion à tout le texte. Merci, Françoise.

  2. la difficulté était là, de faire résonner la pensée dans le suspens juste avant l’acte, avant le flux ou le reflux du mouvement
    on ne sait pas
    j’allais dire que le sujet du récit ou non récit n’est pas original, mais il venait rejoindre l’histoire de la femme, alors j’ai tenté…
    merci Anne pour tous ces détails et ta formidable attention…

  3. « il n’y aura pas de combat, rien qu’une sombre histoire de famille. »
    des violences suggérées et d’autant plus fortes
    le silence en survie
    les cicatrices indélébiles
    une normalisation familiale
    tout rentre faussement dans l’ordre.
    le roman promet

    • l’impuissance à stopper le geste, ce qui en découle « incontournablement »
      à reparcourir son trajet de vie, on peut apercevoir les instants où on était soi-même dans le rôle de celui qui subit

  4. « que ça va  » ( arriver) : attente ( l’abri de la robe), pétrifiée, « ça va vite » oubli (honte) « comme si rien » : l’ordre ( familial) des choses. Si terriblement juste.

  5. un concentré, un noyau, concrétion, une pierre gravée au creux d’un corps (lithiase ?), bien enterrée une inscription lapidaire, hiéroglyphique, à décrypter, à mettre au jour, à la lumière du livre où sourdement, ou explosivement ? elle se déploiera — où elle rayonne, irradie déjà ?

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