#L13 | si les loups reviennent

Un moment dans la tête, tout ne peut plus revenir, s’arrêter ressasser remâcher l’inmâchable, se jeter le trouble à la tête, il s’arrête en pleine rue : recule, refait les mêmes pas, plus déroulés, plus précis en faisant comme les athlètes, appuyer profondément sous la voûte plantaire, pas dans le talon, ni le gros orteil, planter le milieu du pied, en rester là de sa vigueur, planter le milieu de la vie, en rester là de sa vigueur, à trente-cinq ans, est-on au milieu de sa vie ou alors dans le second tiers, tranquillement installé jusqu’à cinquante mais n’est-on pas plus proche du tranquille milieu à cinquante quand on connaît les progrès de la médecine mais les collègues le disent sans arrêt, l’humain a cessé de perdurer le corps génétiquement programmé pour ne pas dépasser cent dix cent vingt, le cerveau tiédit à partir de quatre-vingt, mais non dans la rue il recule et refait les pas, bien planter le fond de la voûte, n’est-il pas plus intéressant de faire et refaire un peu comme un slam, le rythme répétitif la mélodie en boucle dans les films de Peter Greenaway, finalement des suites à répétition posées sur le fil, rester sur le film du présent fronder avancer tête bêche sans rien voir, être un astre qui file dru dans le cercle polaire, tomber sans chuter, ne pas voir l’accroc et la déchirure, être un instinct un fin limier, être un chalut en pleine dérive dans la Tempest de Greenaway la mélodie répétitive, être une fourrure posée sur le lit, la femme et l’enfant les asseoir dans le refuge qu’ils ne sortent de là que lorsqu’ils désireront voir le jour, ne rien provoquer d’absurde, laisser la femme et l’enfant dormir sur la fourrure, lever les yeux voir le vol des étourneaux qui puisent leur matière dans la répétition de leur vol, la diffraction de la lumière un tapis de pulsations au gré des courants et même le coup reçu à l’oreille ne serait plus qu’un fragment d’anecdote dans le fond du déjà vécu qui doit être achevé, planter dans le sol refaire le pas encore, refaire le son qui dévore le son, la petite musique de Dr DRE la petite musique de Duras, la petite musique de Tous les matins du monde la viole de gangue qui fait tout ce chaud à force de fugues comme il refait dix mille fois la mesure la seule et toujours la reprend, toujours gambade dans cette mesure trois temps infinitésimal, tout n’est ne sera que répétition sublime l’Offrande musicale de Bach, il faudrait même qu’il s’empare de cette offrande pour en faire un cheval dans la ville, une ardoisière derrière les montagnes, un flux de rivière qui martèle incessamment les caillasses charrie des milliards de micro-individus du plancton des araignées d’eau douce, toi tu feras cette reprise lancinante et sublime qui densifie les entrailles qui porte si haut que tu te mets à chanter mon gars, et ton chant s’humecte de noir, tu lèves la gueule jusqu’à la lune piégée dans sa maladie de lune, la pauvre perchée là-haut, la madone abandonnée dans sa lumière froide son corps à cicatrices tu l’enveloppes de ton cri, tu rabroues les salopards qui écrasent pour avancer qui mutilent pour avancer qui broient pour avancer, tu caresses l’intense fourrure grise qui te couvre la nuque c’est un bonheur toute cette chaleur, la marée fait sa répétition dégoutante d’algues noires et rigole de faire sa répétition journalière de ressac en ressac et tu te mets à rire aussi, parce que le vent est tellement fort que les poubelles de la rue ont valdingué d’un trottoir à l’autre, percuté les murs d’en face, comme il fait bon de bondir contre son propre mur pour tout enlever de son dedans qui hurle, sur les pas de l’histoire, même si l’histoire t’a perforé sur le côté t’a brimé t’a souillé sur les pas de l’histoire tu répercutes le souvenir de la mesure, à déchiffrer cent mille fois jusqu’à temps qu’elle rentre complètement dans la main, qu’elle rentre dans la moelle osseuse, que tu jouerais en dormant sans échafauder de plans, juste pour voir ce que cela peut produire de sons nouveaux à force de répéter de revenir de voir jaillir à l’autre bout de ton histoire une bête géante, géante dans le milieu du pied de la rue, qui a surgi dans la rue a refait surface qui ne disparaît plus qui t’ouvre sa gueule, qui te sourit de loin la bête géante. Et le loup attend que tu bouges pour voir comment tu bouges si tu bouges comme un chat comme un homme un chacal un errant un blasé un suffoqué un malade, mais toi tu ne fais que répéter la mesure dans ta tête l’essorer l’accroître rapetisser le temps d’une noire pointée demi-soupir double croche et reprise noire pointée demi-soupir double croche et revenir sur tes pas bien plantés dans le milieu du pied alors le loup de loin t’a pris pour un athlète s’est mis à creuser d’un coup le ventre l’échine tordue de travers la hanche braquée en avant presque debout sur les pattes arrière, et tu ne fais que répéter dans le désordre la double croche demi-soupir la noire pointée jusqu’à temps que l’histoire se répète indéfiniment qu’enfin la rue toute entière fasse du sur place long trip sur les platines la fête géante où l’on danse contre le mur de sons se déhanche pour tout jeter dans le son à se remplir les entrailles et la fourrure jusqu’en haut de la nuque.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...