# L6 Seule avec Kafka

Là au milieu des cigales, les oreilles pleines de bruit, chant ininterrompu qui commence d’un côté, au paroxysme du possible, les cigales si sfiatano, elles ne peuvent pas aller plus loin, rythme incessant, et puis nouveau départ plus loin, les deux foyers de chant se superposent et puis encore un autre puits qui s’active, les oreilles ne peuvent plus suivre, le bruit dépasse les oreilles, à chaque fois une partie différente du cerveau rentre en jeu, une partie endormie qui se réveille avec ce chant, ce puits intérieur derrière la tête maintenant qui rentre en écho, le mystère des puits, et son cerveau est tenu par ces chants comme par des aiguilles, elle pense à sa vie somnolente et à ses neurones qui remontent à la surface, parce que oui le bruit vient pêcher dans le silence du cerveau et le gratouiller, le masser, elle reste là sous ce silence, comme avec un casque ou allongé sur un lit pour un massage de la tête, le bruit se stratifie, maintenant c’est sur sa tête que ça commence à chanter, une cigale à droite, une à gauche et encore deux ou trois au centre, mais après il n’est plus possible de dire d’où ça commence et quand, on ne distingue plus rien, c’est tout un concert de cigales, elle ne pensait pas que c’était une symphonie, un orchestra, è una nenia, ça l’accompagne et l’empêche de penser, le bruit des cigales est plus fort que le bruit de ses pensées, mais d’un coup ses pensées reviennent, plus au loin le bruit d’un batterie, quelqu’un qui joue de bon matin, mais les cigales ne s’arrêtent jamais, là il est devenu impossible de définir les sources des cigales, combien elles sont, tout le jardin chante, tout le jardin est envahi des cigales, mais le batteur fait des pauses, peut-être qu’il tourne les pages des partitions, où qu’il se laisse distraire par quelque chose, et après il reprend, les cigales dominent invisibles, elle entend aussi quelques cris d’oiseau qui deviennent des chants, des conversations d’oiseaux sous la chape des cigales, le coucou, des hurlements des chiens, des mugissements de chiens-vaches, et plus au loin quelques voitures qui passent, une mobylette. Elle ne voit rien. Voilà le silence.

Une voix l’appelle. Elle lui demande de lui mettre la crème. Là une partie des cigales s’arrêtent, per ossequio o per timore. La mère s’assoit à côté d’elle sous le bruit qui reste des cigales plus au loin, et se fait mettre la crème sur son dos. Puis la mère repasse par là, elle a oublié ses chaussures, les cherche, et là d’autres cigales s’arrêtent, quand elle arrive les cigales arrêtent leur chant, puis elle s’arrête aussi, pour  passer un coup de fil, le jardin n’est plus enchanté maintenant, tout se tait, il ne reste que les cigales bien plus au loin, pas grave si elle travaille juste à côté, sa mère passe son coup de fil pour inviter son amie.

Lorsqu’il est seul il s’allonge sur son lit et ouvre sa tablette. Il ouvre Instagram et regarde les images, il laisse défiler les photos de ses amis et des amis de ses amis et des amis d’amis, il est submergé par cette hémorragie d’images, photos de filles, photo de chats, photo de mer, photos de gars, photos de bandes, photos de basket, photos d’athlètes, photo de rappeur, puis il écoute ses messages, il répond à ses messages, il regarde une vidéo et puis une autre, il regarde sa série préférée, un, deux, trois, quatre épisodes, il répond à nouveau à ses messages, il écoute sa musique et il regarde devant lui. Il se lève, il prend ses poids et ses haltères et il les soulève, méthodiquement. Il construit ainsi son corps et son esprit, minute après minute. Puis il s’allonge à nouveau, son portable à la main, il s’endort ainsi.

Dans sa vie somnolente elle s’assoit. Enfin. Là elle pose son regard devant elle, son regard fixe qu’elle n’arrive pas à enlever de là, elle dévisage la femme devant elle dans une sorte de défi, celle qui regarde le plus longtemps possible sans baisser le regard. Pourtant ce n’est pas son habitude et elle n’est pas forte à ce jeu là, elle baisse souvent son regard devant les autres, elle n’ose pas regarder dans les yeux, ça la fascine, depuis toujours et aujourd’hui elle décide de le faire. Elle reste donc là, avec son regard fixe posé devant elle, elle se sent affaisser dans sa chaise, elle ne regarde plus sur ses côtés, elle ne sait plus où elle est, elle voit juste ces yeux en face d’elle, ces yeux noirs qui défient les siens, dans une guerre silencieuse. Elle décide de continuer à regarder cette émission.

A propos de Anna Proto Pisani

Cultivatrice de mots et d'écritures, clown et enseignante. J'anime des ateliers d'écriture et création, j'en suis d'autres et suis engagée dans une écriture au long cours qui arrive à son terme.

2 commentaires à propos de “# L6 Seule avec Kafka”

  1. Magnifique évocation du chant des cigales qui avale tout, noie tout, énerve ou rend accro, je l’ai vécu dans une pinède pendant de longs étés, je l’ai aimé, il me manque…je l’ai retrouvé dans le récit. Merci.