#P6 | Lambeaux de juillet

Journal

Face à moi, la lune ronde et blanche flottait au-dessus d’un bateau arrêté sur l’eau, qui n’était alors qu’une forme noire vers laquelle menait un passage dont des reflets hérissaient la surface. La nuit, l’astre lointain se charge de dessiner les trajectoires en semant des poussières d’argent. Pas d’autres bruits que le clapotis de l’eau provoqué par mes mouvements. Les prunelles luisantes, une solitude nouvelle se laissait savourer, celle du corps abandonné à la nuit et aux éléments. Calme et douceur. Dans l’éternité des choses, j’avais cinq, dix mille ans peut-être. J’étais mes ancêtres et tous les animaux de l’Histoire de la Terre à la fois, avançant vers ce bateau noir qui ne cessait de se rapprocher, avec l’aura d’une promesse rassurante. Il me semble que d’un mouvement égal lui aussi avançait vers moi, sans bruit aucun, comme une ombre.

Par hasard j’ai vu qu’il m’observait. Il se tenait accoudé sur l’épaule de son ami, le visage à demi dissimulé par la chevelure de celui-ci. L’air concentré, un oeil plissé, dans cette attitude qu’ont les élèves en dessin lorsqu’ils étudient un bâtiment, un corps ou un objet qu’ils s’apprêtent à reproduire. Autour tout bougeait, riait, tournoyait, la terrasse du café était traversée par l’agitation d’une nuit qui s’ouvre doucement. Sa fixité aimantait le regard, exerçant le magnétisme d’un trou noir, comme si tous ces mouvements étaient destinés à être absorbés par lui. Il regardait de cette manière-là, fouillant à la recherche de quelque chose de précis. À l’affût, prêt à bondir sur ce qu’abandonnaient mes traits que je ne surveillais plus.

La peur marche avec moi, la mienne, je l’ai prise dans mes bras, je la porte, la traîne à chacun de mes pas. Il ne reste plus de patience à lui accorder, la peur, je l’ai muselé. Elle marche à reculons, je la tire avec impatience, la pousse devant pour qu’elle ouvre la marche, elle est mon otage. Je traite ma peur avec la cruauté qu’elle mérite, sous les innombrables regards des façades muettes, fermées et éteintes. La nuit, tout le monde est d’accord pour abandonner la rue à elle-même. Quelque chose de très ancien se rejoue, l’humain même moderne, est toujours prêt à regagner la caverne qui protège des loups. Donc la peur proteste, à juste titre, elle susurre, ne préfères-tu pas rester entre les murs protecteurs? Le risque a mille visages, et autant de raisons d’être bravé. Et quelles raisons, forcément déraisonnables, forcément folles et aveugles. Regarde. Regarde ce que je fais à la nuit, comme je la traverse et déchire les pans de la prison qu’elle est censée me tisser jusqu’au retour du soleil. Entends mon cri de guerre. Je suis la louve solitaire, partie chasser la proie  dissimulée par les ombres. Mes griffes affamées sont plus fortes que ma faiblesse, dans ma bouche le goût du sang. Sacrée reine par la Peur, la Solitude et la Nuit. Elles tremblent en posant sur ma tête cette effroyable couronne avant de se retirer les yeux baissés, conscientes du feu tout autour et entre mes mains. Je mène ce cortège de spectres entre les rats fuyants, sous les porches glauques et les ponts déserts. Vois comme j’apprivoise les loups.

Heures chaudes de l’après-midi, les choses fixées dans une imperturbable immobilité. Marche le long des grilles d’une cour de récréation déserte, abandonnée au soleil par des enfants absents. Des restes de cris et de jeux fantômes flottent entre les balançoires et les tourniquets, faisant planer le climat d’une catastrophe à venir. Où sont passés les enfants? Peut-être sous d’autres soleils.

La matière de l’air de cette pièce obscure est traversée par les ondes des basses et la fuite de faisceaux colorés. Tout n’est qu’ondulations dans cet aquarium cosmique. Le sol collant retient les semelles pour ne pas que s’envolent et montent au plafond, la multitude de ces corps portée par les pulsations des coeurs, alignés sur le rythme de la musique incessante.

Passage bref du train, dans ce même déchirement de métal. Sous la lune tout s’inverse, les chiens regardent la télévision et les humains aboient aux fenêtres.

Tu as vu ces fadas… Heureusement qu’ils ne jouent pas avec des armes sinon il y aurait des morts. Il rit, sourire en coin, les yeux plissés sous son chapeau de paille aux bords rongés. Son allure d’acteur transforme le regard en caméra. Soixante-dix ans peut-être, un visage d’ici, de ce Marseille des cartes postales en noir et blanc. D’une main il réajuste son couvre-chef, laissant voir une bague d’or sertie d’une pierre rouge sombre. On l’appelle. Jeannot, c’est à toi. Il me lance un dernier regard et s’éloigne à pas lent. Allez Jeannot. Les lourdes boules de métal serrées dans ses mains imposantes, il se place dans le cercle tracé sur le sol sablonneux, ignorant les regards brûlants des autres joueurs.

Seule 

Je sais la fragilité de l’accord tacite qui lie mon corps à elle tant que je respire. Elle me laisse être le témoin de sa beauté, de son calme sous l’incandescence du soleil de feu. Tant que je respire. Je nage au milieu de ces mots que je ne trouve pas, consignant chaque élément, comme pour les graver quelque part, dans le corps, sur la peau, tapisser un coin de l’intérieur de mon crâne. La solitude face à la splendeur d’un instant, délicieux et insoutenable. Comment dire, vous voyez. Le jour qui se couche sur la mer, lézardant sa surface d’orange et de pourpre, la silhouette noire des rochers, l’embrasement des pins, les reliefs de la baie, le tout baigné dans l’orange du soir. Vous l’avez vu vous aussi. Nous étions seuls ensemble.

Je marche à tes côtés, dans n’importe quelle rue. N’importe laquelle. Je suis seule, enfermée dans les récits qui se tissent et les phrases murmurées intérieurement. Ta voix me parvient de très loin, comme d’un autre monde. 

La chambre jaune. Jaune est l’air qui peuple la chambre. La rue, les voisins tout autour, arrivent jusqu’à mes oreilles, remplissent l’espace jaune et mènent une danse transparente, charriant avec elle des fantômes bien trop joyeux. Laissez, laissez donc les fleurs faner en paix.

Ils traversent le hall puis disparaissent dans leurs bureaux aux vitres opaques. Ça va, tu ne te sens pas trop seule? Il n’y a pas de solitude au milieu de tant de passages.

Marche entre les allées de ce cimetière désert à la recherche de morts sans pierre tombale. Les visages figés accrochent mon regard le temps d’une salutation brève. Dans ma tête bourdonnent des tracas de vivant, avec toute leur futilité. Au milieu de tous ces noms, des cailloux égrainés sur le marbre, fleurs en plastique, étoiles de David et crucifix sur lesquels agonisent des Christ dans l’éternité du soleil.  Sous le ciel imperturbable nous nous regardons sans savoir nous reconnaître.

J’attends que la nuit et transforme avec elle le décor que découpe la fenêtre. Quand les contours s’obscurcissent, mes yeux voient mieux, plus loin, ne sont plus arrêtés par les choses. L’écriture peut alors commencer. Les yeux percés, sans guide, enfin libérés de l’aveuglement du jour. Alors on efface ce que le jour avait écrit, on oublie, et peut-être qu’après on écrit.

Un regard a suffi pour fermer la porte des mensonges. Je la vois, lisse et dure, la séparation qui avait toujours été. Passés le trouble et la déception vient la satisfaction, force vibrante et effrayante qu’invoque le rappel à la solitude originelle. 









A propos de sephora_shebabo

Je suis née en 1995, Montreuil est la ville dans laquelle j'ai passé mon enfance et vis encore aujourd'hui. Écrire, filmer et photographier constituent le coeur de ma pratique à travers laquelle je m'interroge sur le récit, la trace et la mémoire. Je poursuis actuellement un double master en Textes et Création Littéraire à la Cambre et à l’École Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy.