#P9 La deuxième dimension

Le portrait est noir et blanc. Autour de lui pas une once de couleur pour égayer l’instant. Tout n’est qu’éclat métallique et fumée. Désolation. Le papier argentique  froissé et sale tremble. Ses doigts couronnés d’un croissant noir de terre tremblent. Autour de lui le vacarme. Lui est dans le silence. Le silence de ce portrait. Il s’agit d’une jeune fille. Les yeux noirs le dévisagent, le consolent, l’encouragent. Une minute. Une seule minute de silence. Cela suffit. Cette minute contient le monde  entier. Il s’invente le mariage, les enfants, le bonheur. Puis il range le portrait tremblant contre son cœur. Il a vieillit d’un siècle l’instant d’une minute. Il va mourir, il le sait. Cela ne fait rien, il a vécu. Il s’élance, sourd, dans le vacarme des bombes qui sifflent.

Tu as pour habitude de la ranger dans la poche droite de ton jean. Ton portefeuille y dessine une voussure. Le cuir brun légèrement grainé est poli, usé, assouplit d’avoir été manipulé. Un rivet de bronze est manquant au coin supérieur. Tu sait exactement où elle se trouve. Dans le rabat que l’on déplie en dernier, juste au dessous de ta carte de mutuelle. L’emplacement est prévu à cet effet. Une petite fenêtre de plastique transparent. Tu as rangé la photo d’identité là depuis des années, elle n’a pas été découpée avec beaucoup de minutie. En haut le ciseau n’a pas tranché droit. La marge blanche a droite est plus large qu’à gauche. Elle n’est pas vraiment centrée dans la fenêtre prévue à cet effet. Une minuscule mèche de cheveux blonds barre le bas de la photo. Ça ne te vient pas à l’idée de la redresser. D’ailleurs tu ne la regarde pour ainsi dire jamais. Elle est là. C’est tout. Tu pourrais la décrire parfaitement. Un visage aux proportions enfantines, encadré de boucles blondes. Des lèvres fines qu’étirent encore un sourire. Deux fossettes que surmontent des yeux rieurs, cils interminables, iris bleus  purs. Tu as toujours aimé le bleu. 

Le cadre est en toc. De loin on pourrait croire qu’il est précieux mais en observant de plus près on devine les rainures laissées par le moule industriel sur le plastique. Au dos, un pied de carton est écarté et permet au cadre de tenir debout légèrement incliné sur le vieux buffet. Au dessus du pied de carton une ficelle blanche agrafée au carton pend ,inutile, et témoigne que le cadre a du être accroché au mur un temps puis disposé sur le buffet sans que l’on ai pris la peine d’en retirer le fil. La mise en scène est parfaite, chaque détail a son importance le cadre est disposé avec soin au centre d’un petit napperon immaculé et dépoussiéré régulièrement. La photo dans le cadre , bien que développée il y’a plus de dix ans est parfaitement conservée. Elle représente une scène champêtre centrée par un homme plutôt grand debout. Il regarde un point fixe à l’horizon. C’est en s’intéressant au verso de la photographie qu’on en comprend soudainement toute la portée. Le verso est gardé secret, à l’abri des regard. Pour y accéder, il faut démonter le cadre de plastique. Alors apparaissent 2 dates. La première dans l’angle supérieur gauche doit être l’année de la prise de vue. Il ne peut s’agir que de cela puisqu’elle remonte à une dizaine d’années. Trop récente pour désigner la date de naissance de l’homme. La seconde s’inscrit après la première. La encore simple déduction logique: on ne laisse en général aucun espace vide avant une date, puisque tout ce qui prend place avant s’inscrit dès lors dans le passé. La seconde date, inscrite à posteriori est plus hésitante, plus penchée plus tremblée. Le stylo utilisé est différent, l’encre plus sombre. Deux années se sont écoulées entre ces deux dates. Deux minuscules années séparées d’un tiret tremblant mais néanmoins irrévocable. C’est cette deuxième date qui donne de la profondeur à cette photo et qui la teinte d’un filtre sombre, le filtre de la mélancolie et du drame. Dans la pièce adjacente à ce mausolée , une vieille femme dors profondément. Elle pourrait avoir l’âge d’être sa mère. 

L’album de famille est un objet magique. Je crois l’avoir découvert vers l’âge de 8 ans. Témoignage exact , minutieux,avide de détails, presque trop fidèle de l’instant  présent. L’autre jour j’y trouvais le portrait en noir et blanc, la photo d’identité et le paysage champêtre avec homme debout. Quelqu’un avait séquestré là ces morceaux de présent. Sans lien évident, dans un désordre apparent. Mis sous presse, pour ne pas les laisser échapper. A raison sans doute, on ne se méfie jamais assez du présent. Vous lui tournez le dos une seconde et vous file entre les doigts. A présent ces trois photos appartiennent au passé. Je les ai trouvées si plates de leurs deux dimensions sur la page cartonnée! J’ai soulevé avec une infinie précaution la feuille transparente et bruissante qui les recouvrait puis je les ai libérées. Elles appartiennent à présent à la troisième dimension. Celle du temps et de l’espace. Leurs fragments de présent illustrent mon histoire. Ma vérité. 

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

10 commentaires à propos de “#P9 La deuxième dimension”

  1. Bon, ok, maintenant, je suis vraiment impressionnée… tu es véritablement une docteure, doctoresse (même internet ne sait pas me dire !) et j’ai parcouru tes liens scientifiques – ainsi que ton site d’écriture et ton PDF – Tout cela en diagonale mais suffisamment pour te dire que j’aime ta biographie un brin mégalo et tes écrits clairs et directs. J’aime l’univers du travail décrit dans ton PDF, tous ces regards et ces voix posés dessus, l’incohérence pas si incohérente, et le ton utilisé – La franchise du ton, l’humour, le détail des mots et des images. Les photos sont magnifiques. Je vais continuer ma lecture. Bravo et merci et à vite.

  2. ce cadre en toc, tous ces détails d’une précision d’horlogerie, jusqu’à cette femme qui dort; quelle merveilleuse ouverture sur l’imaginaire …
    et cette photo de poche qu’on ne regarde pas, qui est  » est là . C’est tout. » Merci Géraldine