P#8 – IVAN

Tu pousses péniblement la lourde porte de l’ascenseur. A petits pas tu rejoins la porte de ton petit appartement du 20earrondissement. Tu passes un temps infini à retrouver ta clé sur ton trousseau, la tête penchée sur tes mains, respiration difficile. Tes mains tremblent légèrement. Mais c’est surtout l’insensibilité du bout des doigts qui te rend la tâche difficile. Tu as trouvé la clé et maintenant il faut la tourner dans la serrure. Il reste si peu d’efforts encore avant de rentrer chez toi. Une fois la porte claquée derrière toi, tu t’avances vers le petit salon et te laisses chuter dans le fauteuil en velours vert élimé. Tu vas rester assis, le temps de reprendre ton souffle. Le temps de reprendre du courage. En cette fin d’après-midi, le soleil entre jusqu’aux pieds du fauteuil en formant un grand rectangle effilé sur le tapis. Te voilà dans l’ombre. Il te suffirait de tendre la main pour la placer dans la lumière et admirer les plis sur ta peau. Mais ta main se porte à ton front et d’un seul geste tu balaies de haut en bas l’ensemble de ton visage, dans l’espoir de faire passer un peu de ta fatigue.

Tu es un jeune homme au bord de l’Adriatique. Alangui sur le rocher, tu exhibes fièrement ton torse bronzé. Bombé par les mois de travail sur le chantier tu t’adonnes enfin aux plaisirs de la mer. Tes cousins plongent sans relâche du haut des gros rochers. Cette année ils expérimentent le plongeon tête en bas. Ils ont gagné une année et maintenant que la moustache commence à leur pousser ils se sentent enfin prêts à plonger la tête la première. Tu te délectes du ressac, de leurs rires saccadés et des odeurs de bière mêlées à l’iode et aux gouttelettes d’eau qui aspergent tes chevilles. Ton corps déposé sur la pierre

Tu reviens après le déjeuner. Dans la maison de ta mère, tu entres toujours le dos courbé. Tu te déchausses. Tu ne veux pas qu’on t’entende arriver. Pieds nus sur les carreaux de ciment, à la manière d’un reptile tu déplaces ton corps souple en cherchant à t’éloigner des fracas de la cuisine. Tu ne veux pas qu’elle t’entende. Tu ne veux pas qu’elle t’appelle. Avant d’entrer dans ta chambre tu passes devant le portrait de ton père. Avant d’entrer dans ta chambre, tu croises le regard sérieux de ce jeune homme en habit militaire. Tu fermes la porte. Ton petit frère de l’autre côté t’appelle : « Ivan ! ». Tu ne réponds pas. « Ivan ! Ivan tu peux venir m’aider, mon vélo a crevé ». Tu n’as pas envie de sortir. « Je verrai tout à l’heure ». Le petit Milan accourt aussitôt dans la cuisine auprès de sa mère. Aussitôt elle t’appelle en se déchirant la voix.

Tes nouveaux souliers sont encore bien grands et à cause du cuir trop dur tu trébuches sans cesse. Ton père avant de partir t’a emmené sur les remparts. C’est la plus jolie promenade de Dubrovnik selon toi. Avec un mouchoir ton père éponge le sang qui commence à perler sur tes petits genoux.

Tu voudrais te lever. Te redresser. Quitter ce fauteuil vert et aller te préparer à manger. Le rectangle de lumière est devenu un filet tout mince, un rai de lumière sur le kilim. Il te suffirait de te pencher sur tes genoux et d’appuyer fort sur tes pieds pour te retrouver debout et faire quelques pas vers les plaques électriques. Tu pourrais réchauffer le reste dans la casserole et te servir un verre de rouge puis allumer les informations. Tu pourrais ouvrir la fenêtre et contempler le trafic sur le boulevard. Mais tu vas rester dans ton fauteuil vert. Tu vas observer le rayon de soleil disparaître complètement sur le tapis. Tu ne veux plus te lever.

6 commentaires à propos de “P#8 – IVAN”

    • Merci Françoise. à vrai dire je n’ai pas pensé à un dénouement mais ça me semble plutôt être une ébauche ou le début de quelque chose… comme chaque proposition de François Bon j’ai l’impression que ce n’est à chaque fois qu’une amorce ou un point de départ qui pourrait nous emmener beaucoup plus loin si on prenait le temps de le développer pendant plus longtemps…

  1. Bouleversant ! Merci
    j’aime la fulgurance du 1er eu 2eme paragraphe.
    Votre texte me plonge dans une profonde réflexion sur la vie jusqu’au bout.

  2. Votre texte tout en suggestions emmène ailleurs, en profondeur, avec ses décors et ses personnages finement ébauchés, juste ce qu’il faut de précision pour les rendre présents, vivants, mais sans enfermer le lecteur. Merci

    • Merci beaucoup Laure pour votre retour. Heureuse que vous vous soyez sentie libre à la lecture de ce texte