La flaque

Le crochet est fixé juste au-dessus, sur la poutre du petit appentis, c’est là que tout se passe lorsque les deux sabots me font vibrer, deux sabots au rythme lent, pesant, parfois il y a aussi deux autres pas, plus légers, deux pieds sautillants, ceux du petit drôle; ils arrivent, choisissent la bête, la pendent au crochet et ça crie, ça gesticule, ça se débat; les deux sabots se plantent bien ferme (parfois, leur empreinte reste gravée dans ma chair pendant plusieurs jours), les gestes sont nets, précis – c’est du travail bien fait – soudain ça gicle, des jets saccadés que je recueille en pleine face, un liquide chaud, poisseux qui s’étale à ma surface puis, brutalement, une masse molle tombe, c’est pesant, gluant, puant (et ça éclabousse) alors les deux sabots prennent une pelle et me raclent, emportent la puanteur et l’enterrent dans un trou; lentement, comme un buvard, je bois, j’absorbe les fluides nauséabonds pendant que les deux sabots et le petit drôle finissent la besogne, la flaque continue de se répandre doucement, sombre, visqueuse comme une grosse goutte de mercure, les bords très légèrement incurvés, tandis que les goulues me survolent, me dévisagent avec leurs gros yeux verts puis se posent sur la nappe immonde, elles trempent leur petites pattes idiotes dans cette mare rougeâtre et elles les frottent frénétiquement avant de se repaître du liquide infâme qu’elles aspirent avec leur trompe ridicule, alors elles bourdonnent folles d’ivresse; c’est fini, les deux sabots repartent avec, dans le plat d’aluminium, la viande fraîche, le petit drôle sautille à cloche-pied; reste la croûte noirâtre, vernissée qui, déjà, sèche, craquelle mais les deux sabots reviendront pour nourrir les bêtes (les autres, celles qui, sous l’appentis, s’engraissent dans une ignorance placide, en attendant leur tour), ils fouleront la croûte, la briseront, la disperseront dans la poussière terreuse, battue, rebattue.

A propos de Jean-Yves Robichon

Dans ma démarche, arts plastiques, photographie argentique et écriture interagissent, se conjuguent, se répondent dans une pratique continue, discrète et sensible. Ecrire comme des prises de vue, pour révéler, fixer, développer, jouer les passages négatif / positif, noir / blanc, ombre / lumière. Et surtout, pour raconter des histoires….

3 commentaires à propos de “La flaque”

  1. Oh! ‘Je suis la flaque’, c’est une super idée de retournement! Et alors parler de la merde et de la pisse de cette manière, des mouches etc. C’est fort je trouve! (j’aime bien ‘le petit drôle’)