#L6 La photographie

Le seul cliché de cette époque. En tous cas, le seul qui lui soit parvenu. Elle ne l’avait jamais regardé avec autant d’intérêt et, depuis les replis de sa mémoire, il lui semble maintenant que ses yeux l’avaient photographié soigneusement. Mais ce qu’elle cherchait à se rappeler ici, à ce moment de leur arrivée, et malgré toute son application, toute l’attention portée à ce petit morceau de carton plat, demeure confus et lui échappe. Ce qu’elle voit c’est plutôt, et très distinctement, l’envers du cliché, portant la mention CARTE POSTALE en lettres capitales ainsi que les quelques taches de moisissures apparues sur le rectangle de papier solide et le léger trait vertical le séparant en deux parties égales. Mais ça, c’était avant qu’elle ne colle la photo sur un carton plus rigide (un morceau de vieux dossier de couleur vert forêt qui porte encore, de ça elle en est sûre aussi, les traces de son découpage hésitant. Ce qui l’avait beaucoup contrariée à ce moment-là. Et pour simplifier encore ce travail d’assemblage, elle avait dû raser les petites dentelures de la photo, éparpillant de minuscules arêtes venues se ficher désagréablement entre ses orteils nus.) Elle se dit que ç’aurait dû être du bout des doigts qu’elle aurait dû la parcourir cette photo, l’apprendre, en une sorte de braille. Sans doute que les silhouettes auraient pu s’imprimer, en légère épaisseur, sur le rectangle de carton, elle aurait suivi un contour montagneux, une ligne de crête faite de leur cinq têtes réunies —  elle imagine les souvenirs se former tels des filaments, plus ou moins lumineux, et déposés sur de longues étagères encombrées avec des sensations particulières au bout des doigts ayant rencontré ses objets-mémoire, sortes de petites secousses électriques, mais très douces. C’est ainsi qu’elle visualise l’intérieur de sa pensée et les rouages auxquels elle songe semblent se gripper au moment de sa concentration qui s’envole, s’éparpille, parce qu’il y a devant ses yeux des arbres — des images d’arbres — dont les branches bougent légèrement et que des feuilles bruissent doucement par-dessus d’autres images de taillis et de verdures fleuries et aussi parce qu’elle se sent fatiguée sous ce ciel bleu où viennent s’imbriquer des chants d’oiseaux tandis que ses pieds remuent lentement, l’un après l’autre, dans l’herbe douce, lasse après le lever matinal et les heures de route — partis de bonne heure, elle entend toujours bonheur parce que les deux mots sont prononcés collés l’un à l’autre bonnheure. Avec marraine ça marche aussi, elle entend ma reine, deux mots ici, là où il n’y en a qu’un —.  Elle fait un effort pour retrouver les visages, au moins eux, ou encore la façon dont les personnes présentes sont installées. Les visages, oui, puisqu’ils vous regardent dans les yeux, vous dévisagent en sépia. La photo est là sur la commode (elle revoit précisément son emplacement sur le meuble ciré entre la petite horloge dont on remonte le mécanisme à l’aide de la clé pendue au clou recourbé à l’intérieur de la porte, dans l’habitacle où se cachent les viscères brillants et remuants de l’horloge qui ne donne plus l’heure mais le mécanisme du petit rouleau métallique continue de soulever en tournant sur lui-même les fines lamelles de métal. Elle est toujours vaguement effrayée par sa mise en route, par l’odeur de métal et de graisse poussièreuse qui monte en même temps que la mélodie, un air plein de charme et de mélancolie, se fait entendre. Elle l’a vue tous les jours. Les visages briqués, astiqués, les cinq portraits, on est bien obligés de les considérer, leurs corps, un peu moins. Ils font tas. À part l’enfant vêtue de blanc qui sourit au centre de la composition, les autres, leurs quatre corps sont pris dans des vêtements sombres — il doit y avoir une broche sur les robes des deux femmes, et sans doute, une chaine de montre  brille ostensiblement à la veste de Grand-Pierre — mais il y a une chose qu’elle a voulu vérifier, juste avant de partir. Hier soir, après avoir rangé ses affaires —. Elle a voulu revoir la photographie. Un peu comme on considère d’une autre manière le tableau de la Joconde, par exemple, si on a lu la description qu’en fait tel ou tel historien de l’art. À quoi peut bien penser Mamé à cette heure-là, à l’heure de la photo ? Aux talons de la secrétaire martelant le sol du consulat ? Le fatras bouillonnant en haut d’un mur, tout comme un morceau de ciel serait venu poser sa voile tendue ronde, un petit ciel morose et qui pèse, couvercle lourd de ciel qui semble claquer tout gonflé d’air, d’un air mou et tiède, comme enflé jusqu’à crever puis dégonflé et emmêlé, pris au faitage d’un buisson d’épines sèches, un carré noir fait de branches perpendiculaires apparaissant, cinéma guignol en ombres chinoises de rien du tout, carré parfait, un carré, ça ne veut rien dire pour elle qui cherche des signes partout, jusque dans les trainées de condensation croisées au ciel bleu lavé des avions à réactions, carré de quatre croix marquant le ventre de toile, dans le mouvement arrété du rideau, voile de théâtre de mots tus, rideau stoppé emmélé juste avant l’ouverture, les trois coups sur le petit pan de mur jaune de toile grise, ciel sentant la suie sous l’insomnie de mots sur la plage presque blanche, un drap gris, gris usé de trop lavé, de trop frotté en haut du mur et qu’on laisse sécher parce que plus rien d’autre ne vient recouvrir les nuits, nuits de ciel chagrin de lessive en trop, linge limbe sans initiales frappé de l’ombre des quatre croix. Elle l’a laissé pendu là, alors qu’elle pose assise, revêtue enfin de sa robe noire. 

À chaque fois qu’ensemble on regardait cette photo, tu disais là… tu sais, là, on était riches. Tu poses assise, en robe noire ornée d’une broche. Tu as ton sourire de Joconde, certificat, briquée, astiquée. On était riche. Oui, on avait quelque chose à porter le dimanche — Dimanche — Avant, avant on n’avait que nos blouses d’usine.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !