#L1 | Le chevalier inexistant

Une douleur dans la nuque, la sensation que sa tête tire, parce qu’elle s’est un peu trop éloignée du reste de son corps. Il ouvre les yeux, se redresse, s’assure tout de même que sa tête est restée accrochée, son cou craque légèrement, mais ça va à peu près, elle tourne toujours. L’heure d’arrivée approche, d’ailleurs le train ralentit, pas le courage de reprendre la lecture du Chevalier inexistant, de toute façon, il a perdu la page. Le soleil sur le déclin rehausse d’orange les collines, dore les bois, enlumine les haies vives et les champs sur lesquels traînassent les troupeaux. Sa nuque est tout de même un peu raide. De temps en temps, des murs d’enceinte dépassés par une végétation dense, à travers laquelle on aperçoit toutefois un manoir, une gentilhommière, en grès rose. Puis le bocage laisse peu à peu la place à l’agglomération et le train ralentit encore ; d’abord une zone industrielle, des bâtiments rectangulaires en préfabriqué, au milieu des champs, de la verdure derrière laquelle on commence à deviner des lotissements récents, une ou deux barres d’immeubles, des maisons, beaucoup de crépi beige, blanc, gris, rose, mais aussi le même grès rose et mordoré, des toits en ardoise, en brique, des cheminées, des pierres apparentes  autour des portes et des fenêtres, encore quelques murs en crépi, des portions de végétation presque sauvages au milieu de la ville, une route qui longe les rails, séparée de la voie par des touffes d’herbes, des petites maisons plus anciennes, pierres apparentes, de plus en plus de grès à mesure que le train avance, toujours un arbre, un arbuste, du gazon, des jardins presque sur le bas-côté. Partout, de l’espace, un ciel qui vire du pourpre à l’or, qui a avalé l’horizon. Puis enfin, la gare, plusieurs voies séparées par des terre-pleins en béton, des poteaux, des fils, il doit y avoir un tunnel ou une passerelle, ou bien les deux, pour rejoindre l’entrée du bâtiment sous l’auvent. De l’autre côté des voies, quelques maisons esseulées, mais paisible, à la devanture peut-être un peu défraîchie. Il descend du train, sans penser à prendre le Chevalier inexistant, qui reste sur la banquette. Le soleil est énorme et rouge, une odeur d’herbe cuite lui parvient aux narines, les grillons commencent leur vacarme. Il faut maintenant trouver l’hôtel.

A propos de Pierre-Emmanuel Dubois

Je vis à Paris, et travaille en bibliothèque. Je peine à comprendre pourquoi j'écris et pourquoi c'est une évidence. J'arrête de penser, je respire. Disons que pour l'instant, je suis là.

6 commentaires à propos de “#L1 | Le chevalier inexistant”

  1. Le détail de la description de la gare et des zones banales de la gare est intéressant, le fait de décrire le terre-plein en béton par exemple, l’effet de mouvement également, même si l’expression « s’enfoncer dans la ville » est un peu curieuse, évoquant quelque chose de dense alors qu’on restait comme en surface. Ce paysage avec ces détails me fait penser au documentaire sur la vie de Robert Crumb où il décrit le plaisir qu’il a à dessiner les paysages de banlieue et les détails que l’on voudrait effacer pour « romanticiser » le paysage, un paysage qu’il veut brut. Cela peut évoquer aussi les photographies du petit livre Errance de Raymond Depardon. A creuser.

  2. Merci beaucoup pour le commentaire! C’est amusant votre remarque sur le « s’enfoncer dans la ville », je l’ai ajouté ce matin dans la panique, et effet ça ne va pas trop pour les raisons qui vous évoquez. Peut-être aussi à cause de la proximité d’un autre « ville », pas très loin au-dessus. Je ne connais ce documentaire sur Crumb, mais oui, c’est la France de Depardon. Merci encore!

    • Je vais même faire la modification, parce qu’effectivement, ça accroche un peu trop à cet endroit-là.

  3. C’est intéressant, il semble y avoir deux mondes, celui des chevaliers qui déteint sur le réel puisque ce lecteur en a mal au cou d’une tête non tranchée, et puis la vie de banlieue, classique. Je me demande si c’est deux univers vont continuer de coexister et / ou de se croiser?

  4. Merci beaucoup pour votre commentaire! C’est bizarre l’écriture : j’ai passé plusieurs jours très fier de ma bêtise à envisager un texte où je filerais la métaphore chevalière suite à nos échanges sur Zoom. et puis ça m’a paru un peu puéril. et puis j’ai eu l’idée de commencer mon récit par quelqu’un qui se réveille dans un train dans une mauvaise position, et j’ai écrit au sujet de cette tête trop loin du corps, qui a lien direct avec l’univers médiéval. Franchement, je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir faire de tout ça, mais merci encore pour votre commentaire!

    • Non mais je me raconte un peu une histoire là! Parce que quand même, je voulais le placer mon Chevalier inexistant!