#photofictions #07 | Le retardateur

Sur le marché du samedi on a acheté tout le nécessaire, les huîtres les étrilles les bulots et les bigorneaux pour les petits, on a monté la mayonnaise et rajouté dessus du persil pour la couleur, enfin le voilà splendide le plateau de fruit de mer, satisfaction familiale du travail collectif. Alors avant de manger la soupe — car tout repas comme chacun sait commence par une soupe — qui fume déjà dans les assiettes creuses, rouspète Mamie, il faut prendre LA photo. 
Et Papi de sortir son appareil à la pointe, il va actionner le retardateur pour qu’on y soit tous, comment ça marche déjà, allez allez tous derrière les fruits de mer ! La famille se presse et se colle autour du plateau jusqu’à presque se fondre en son contenu, alignement parfait des corps et des sourires du plus grand au plus petit modèle, manque plus que le vieux qui s’escrime à lancer la machine, comprends pas ça marche pas. Derrière le soleil chauffe à travers la vitre, ça fait contrejour en plus de faire fondre la mayonnaise. La famille garde son sourire verrouillé mais ça fait faim, et alors c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Enfin papi remonte un peu les pans de son pantalon avant de se redresser tout entier et se bolider jusqu’à sa place patriarcale en bout de brochette filiale, avec le sourire de circonstance. On attend les dix secondes nécessaire avant que le retardateur s’enclenche, et puis rien. Nada. Point de petite lumière rouge. Point de petit son libérateur.
Alors le vieux retourne au front il comprend pas pourquoi il veut pas le machin, pourtant la dernière fois… On relâche les épaules et les mâchoires un instant, jusqu’à ce que… Ah voilà, c’était le petit bitoniau qui voulait pas, donc on remonte les coins des lèvres en parenthèses enchantées, le papi regagne sa place et rebelote, trois fois qu’il s’y reprend, la technologie tout ça. Les poseurs, zygomatiques lasses et patience à bout, constatent la soupe tiède et les crevettes flétries. Quand est-ce qu’on mange, ose le petit ? 
Sur le cliché qui en définitive sera accompli, on distingue en rangée sombre auréolée de soleil, l’un qui lève les yeux au ciel, les deux autres mine renfrognée, le petit dernier carrément flou. Et tout au bout, voilà le Papi fier d’avoir pas raté, mains sur les hanches et sourire satisfait comptant toutes ses dents, toutes d’origine comme il disait tout le temps.

A propos de Anne-Sophie Dumeige

Autrice jeunesse depuis 2023, coloriste de BD, je vis à Nantes, près d'un grand jardin. "L'île aux têtards", roman poche, éd. Thierry Magnier, "Exceptionnels animaux", recueil, éd. La Martinière jeunesse. "Oscar Bousier sent la rose", éd Seuil jeunesse, janvier 2024 "Navid et la Grande Ourse", actes sud jeunesse, septembre 2024

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