#carnets #prologue | my precious

© L. Humbel, 2022

C’est qu’il y en a encore dans l’autre tiroir ! Mais non, il n’est pas là non plus. Je ne vois que mes deux vieux carnets avec leur grosse spirale et leur couverture rugueuse, mes cahiers Clairefontaine encore plus vieux, le paperblanks avec sa couverture de faux cuir reproduisant l’écriture de Shakespeare – tu parles d’un cadeau ! Shakespeare ! Je n’ai jamais pu me résoudre y inscrire un mot de moi. Il me sert à recopier des passages qui résonnent au fil de mes lectures. D’ailleurs il est trop lourd pour être trimballé, c’est un mastodonte, ce n’est pas un carnet. Il y en a aux couvertures fleuries, aux couvertures aviaires, il y a une série en cuir tout aussi faux, mais légers comme tout, et de peu de prix, que j’achetais chez « Princesse Bazar » parce qu’une Tour Eiffel d’argent est gravée sur le devant. Certains cahiers d’écolier ont perdu la plupart de leurs 96 pages, feuilles arrachées par deux, symétriquement de part et d’autre des agrafes. Et puis ceux sur lesquels j’écris maintenant. Figurez-vous qu’il viennent du Japon ! Je n’y avais jamais prêté attention. Moi qui n’achète pas un fruit qui vient d’un pays lointain, s’il peut pousser ici ! Ce sont mes préférés, mon luxe à moi, couleur crème, bleu nattier, vert amande, rouge vif, en voici un que j’avais oublié, d’un jaune à peine soutenu. J’aime la douceur du papier ligné, sans marge, leur peu d’épaisseur, leur dimension parfaite, et leur air américain de « NOTE BOOK » en capitales hachurées et discrètes, Most advanced quality, Gives best writing features. Le chic impeccable des caractères est souligné par un cadre qui imite, en noir, les moulures qu’on attendrait sur le bois doré d’un tableau d’époque… ou d’un miroir de salon ? Carnet miroir de l’âme, recueil de l’amour-propre. Carnet confident où l’on passe des heures à ne parler qu’à soi-même. Je ferais bien de relire La Rochefoucauld plutôt que tant écrire. Mais où est passé celui-là, avec ses tiges de bambous sur une couverture beige légèrement striée ? J’y ai jeté jadis, au bord du Grand Canal, les premières descriptions d’une ville qui s’appellerait Phyllis, dans longtemps, après la grande submersion et les autres bouleversements. Je n’en ai plus besoin, la matière de ce carnet a été dactylographiée, remaniée, imprimée sur papier blanc A4, proposée à un éditeur, refusée, elle sera sans doute un jour retravaillée. Ce cahier ne me servira plus à rien, mais j’en ai besoin. Je le retrouve enfin dans une pochette avec les feuillets du manuscrit. Eux, je vais les jeter sans état d’âme. J’en ai une version numérique. Mais le carnet, je dois le garder.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

8 commentaires à propos de “#carnets #prologue | my precious”

  1. Sans états d’âme, voilà l’étrange liberté du dire, jeter les mots comme s’élancer _ pourvu que ce soit ailleurs, décalé, dépris de forces robustes
    aérien, le carnet comme un tapis oriental ! Merci Laure !!

    • Il se trouve qu’à la différence de mes carnets japonais dont la couverture est rédigée en anglais, celui qui figure des bambous a été fabriqué… en Italie… qui pourrait s’y retrouver ?