L’œil de chair déchiré

Visage extérieur/intérieur. Œil énucléé d’où sourd un mini-torrent de lignes-ligaments colorés. Évacuation. Libération ? Résignation ? Tête baissée, autre œil fermé. Cette Madone à la Vinci l’œil de chair déchiré, surgit comme un point d’assemblage qui lui est tombé ce matin brutalement sur le nez. Confrontée à l’image par hasard, choc brutal, incompréhensible sur le champ, l’œil liquide, qui s’écoule en deux couleurs à dominante rouge et noir la heurte, temps révolu d’un ancien œil extérieur et d’un œil  intérieur en harmonie abrité avec tant de soins et d’illusions et qui fut en un soir à la fois anéanti et rendu siège fugace de clairvoyance, en laissant apparaître de multiples couleurs venus de l’intérieur en flots ininterrompus. Deux couleurs parasites et prédatrices à éliminer. Le personnage toxique sous des allures de clergyman austère, tout de noir vêtu est entré dans la maison familiale heureuse, à ses côtés la femme moulée dans une robe rouge, riant aux éclats de rire hystérique qui contrastait avec la retenue calculée de l’homme, malaise ressenti, intrusion mesurée aujourd’hui, voix double autoritaire et enjôleuse, regards fascinés de l’hôte, regards décryptés inquiets aujourd’hui de l’hôtesse par elle-même. Escalier, deux taches qui montent, la noire en premier, la rouge à sa suite, elle est très grande, lui petit, les marches au-dessus d’elle lui donnent plus de prestance, la tache noire est prédatrice, l’œil intérieur l’a compris, l’œil extérieur le dément, il faut être accueillant, elle a le sens de l’hospitalité, pourtant une sensation sourde augmente mais elle la rejette. Souvent en rêve elle a vécu la scène, elle pousse la tache noire vers le bas, occasionne la chute, lunettes cassées, un cri puis le silence. La tache rouge se précipite, ramasse les lunettes, la tache noire bouge en gémissant, mais se relève avec un air menaçant, remonte à toute vitesse l’escalier, elle reste là sans bouger et sans inquiétude, l’œil fixe et froid, il arrive, elle le repousse avec une force qui ne semble pas lui appartenir, il titube, se raccroche à la rampe et à la tache rouge qui semble se décolorer, mais qui à son tour le précipite avec force au bas de l’escalier ; yeux vengeurs et meurtriers, yeux d’aujourd’hui qui savent ce qui s’est passé après ce funeste repas, vie familiale saccagée, emprise psychologique définitive sur l’hôte. Écouter les deux regards, les situer, comme le jour et la nuit, le rêve, qu’apprend l’œil intérieur à l’œil extérieur et réciproquement ? Peuvent-ils être en phase ? Une petite ombre a toujours accompagné son regard tourné vers le ciel, les arbres, les étoiles, les enfants, les aimés. Quand elle appuie dessus par décision ou par inadvertance un film se déroule avec des personnages qui semblent simplement dessinés mais qui expriment ce que les représentés auraient pu dire au moment de l’événement puis après et encore plus tard. Étrange permanence et renouvellement en même temps. C’est fini et présent en même temps. Va et vient entre l’extérieur et l’intérieur. Le visible évoqué, la scène dans l’escalier, a sa part d’invisibilité, elle a cherché ses mots pour tenter de la traduire, faire revivre la scène pour mieux la renvoyer dans l’invisible. Même s’il s’agit d’une perception par l’œil de chair, ce qu’elle a vu est ressenti, par sa sensibilité, sa singularité. Plusieurs années après, c’est une restitution d’un œil extérieur qui a vu, ressenti, interprété, et le temps passant a entrainé des accentuations, des déformations, et dans la scène recréée un invisible devient visible. Le fait de l’écrire renvoie le tout à un invisible revu pour créer un visible. Vertige. Alors elle regarde en pensée son grand tilleul à la fin du printemps lorsque pendant quelques jours il embaume d’un parfum de miel et c’est là qu’elle se voit mourir après avoir refermé ses deux regards. L’énergie de l’un, survivra peut-être et s’accrochera à une étoile elle aussi visible et invisible.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

2 commentaires à propos de “L’œil de chair déchiré”

  1. Merci, Hughette, votre texte est très surprenant, Il va falloir le relire. Vertige, en effet quand on écoute et re-écoute la proposition de François Bon, la pensée se dédouble, inverse la proposition de réponse en réponse, on éprouve un vertige. Merci de l’écrire comme vous le faites.

    • Merci infiniment Simone de votre appréciation. Oui la sensation de vertige, je l’ai fortement ressentie. La proposition de FB nous embarque en terra incognita, nous essayons de nous en approcher à pas tour à tour assurés ou craintifs !

      Avec amitié tiers-livresque
      Huguette