Masques

Des champs à perte de vue, la frontière belge à portée de main, aucune idée de la délimitation, on disait la frontière c’est par là, avec un geste large et imprécis, la maison se tenait là seule, bâtisse de briques rouges aux frises blanches qui lui donnaient un air de château. Escaliers de bois, carrelages bleus et blancs au sol, vastes pièces, en bas , en haut, chambre d’enfants, chambre des parents, déjà désertée,  baies vitrées qui donnaient sur la frontière imprécise, la pluie , le gris, des illuminations parfois d’un soleil timide, un goût prononcé pour la nostalgie et la fuite.

Maison de passage avant celles trouvées au hasard, loin des limites, studio au ras du sol tendu de soie aubergine, demi-sous-sol aux pièces en enfilades, tapisseries violemment seventies, fleurs orange, radis violets pour la cuisine, regarder les jambes des passants le long des dix huit fenêtres voûtées, appartement de la tour qui surplombait l’Oise, rivière lente, brouillard et crépuscules, les murs blancs – tous- presque chirurgicaux.

Maison en contre bas, celle de l’enfance : salle à manger, deux chambres, une salle d’eau, un WC. Cuisine au fond à droite. Fenêtres sur le jardin (2). Evier blanc double. Plan de travail attenant. Crochets avec deux torchons à carreaux jaunes et blancs.  Gazinière blanche à trois feux et un four. Sous l’évier, produits de vaisselle et d’entretien. Un seau, des chiffons, bleus et jaunes (pour la poussière). Au-dessus  de l’évier, un carrelage jaune vif et bleu marine. Un petit chauffe-eau blanc, flamme du gaz vacillante. A droite de l’évier. Placard vitrée. Vaisselle quotidienne. Assiettes blanches  et jaunes, verres ronds, transparents. Couverts dans un porte couvert en plastique vert pâle. Niche avec frigidaire bombé blanc, la marque est en chrome. Mur d’en face, casseroles alignées en dégradé. Petit meuble peint en jaune. Dans le meuble : couscoussier, marmites, poêles, trois, une grande et une plus petite, une à crêpes. Plus loin un cellier. Dans des barquettes, oignons, ail, pommes de terre. Sur une étagère, poivre, sel, épices dans des boites en fer bleues et blanches, riz, pâtes, couscous. Du cellier, vue sur cour et sur le puits. La cour est carrelée en vert et blanc.  Au milieu de la cuisine, une table en formica vert pâle et quatre chaises de la même couleur et de la même matière. Derrière les deux fenêtres, un grand citronnier, deux bananiers, un figuier et un abri pour la chèvre. Balais près du rebord. La pièce est peinte en blanc, côté évier et en jaune côté cellier. Sur la porte est accroché un panier à commission en paille souple. Aucune gravure, seulement le calendrier des PTT avec des photos de chats sur le frigo.  Cuisine assez sombre mais fraîche l’été. Au plafond blanc, un néon sur la longueur. Il clignote avant de s’allumer. Des tue-mouches pendent.  Avant le repas, sur la table, une nappe jaune avec des olives dessinées et des cahiers d’écoliers et des livres de leçons.

Arrêt 25 rue Jean Roque, impasse entre deux rues, immeuble rose aux volets verts. Premier étage,  appartement en U, vagabondages de couleur,  porte bleue chambre, rouge salle de bain, jaune cuisine, verte deuxième chambre, neutre toilettes, tomettes rouges partout, brillantes ou ternes,  murs blancs affiches de Querelle, Sid Vicious, Clash, Taxi Girl.  Marseille se déroule, partition de limonaire, grillagée de noir et blanc. Briata de sombres orages, pluie de déluge sur cette rue, sale des pas accumulés sans cesse et sans légende. Les galériens enchaînés aux façades aveugles, des amours en vrac, une odeur de pisse, mais la mer. Entendre la respiration de la nuit, un souffle profond, enfoui. Marseille vieille bête asthmatique, une terre mouvante, masquée de bitume, une matrice folle. Faire ces voyages de nulle part au bord des quais déserts, aucun bateau en partance ; il n’ y a plus d’urgence. Des quartiers sont séparés définitivement, ils ne peuvent plus s’entendre/Certains restent à proximité, divorcent à l’amiable/ils se partagent les humains et les bêtes/ils retrouvent des bouts de de Venise maqués avec des lambeaux de Calcutta/des morceaux de Tokyo flirtant avec des accessoires de Vienne, Berlin et Saïgon sur le même radeau/Oslo et Dakar mano in mano/ l’éclatement du territoire, l’architecture détraquée, les frontières impossibles à établir, les cités turbulentes se trimballent tous azimuts/ elles se prêtent les pierres, les tuiles, tous les matériaux, patchworks invraisemblables/tours de Babel définitivement rebelles et mouvantes.

Appartement escale, septième étage,  lieu de repos, deux chambres, l’une bleue, l’autre blanche – récemment- un séjour sans murs vert kaki, une cuisine jaune et bleue, une salle de bain blanche, des toilettes blanches, du parquet pour atténuer les bruits, des aquarelles et des tableaux, des rayonnages de livres et de disques, une terrasse. La mer, les îles et les rails.

Le loup bleu s’égare à ne percevoir que la ligne de ses pattes que le bruits de ses griffes sur la terre aride et crevassée. Le loup bleu est solitaire parce que bleu. L’espèce n’aime pas les couleurs.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »