#voyages #03 | le ment-songe

 1- On ne part pas si facilement au bout de nos peines, même les pires avaries se méritent. Là où le ciel se rabat sur nos têtes les bateaux suspendus dans la brume n’ont pas encore agité leur corne. Il nous faudra attendre le long de ce quai, blottis contre nous-mêmes, même si qui m’aime m’a suivie… L’anxiété fait pâlir quelques regards délavés en même temps que d’autres brillent d’une étrange lueur, de celle qui lie leur sort à une aventure exagérément extravagante dont ils rêvent dans l’intimité de leurs nuits sans sommeil. On partage des signes entendus de sous-entendus dont on ne parlera jamais. Nous nous comprenons sans convoitise, car il n’y a pas de bonne réponse. Quel sens, bon sens ou non-sens ordonne cette situation inattendue qui prolonge un suspens pesant sur  notre départ ? On se surprend à refaire le chemin qui nous a conduit là, maintenant, à retrouver le moment égaré et précis,  l’instant de réel dépassement qui a fait de nous cet être bravache. Un moment courageux, une transfiguration ou une idée saugrenue. On peut s’en retourner à la faveur d’une hésitation, mais notre jugement ne délivre pas de ticket de retour. Augurer de la suite c’est anticiper l’inconnu, un mensonge de bon aloi qui sert l’incertitude. D’aucuns se hasardent jusqu’aux baraquements pour l’embarquement, nous échangeons quelques mots qui traduisent calme et  patience, le crédo de l’instant…

2- Tout est vague dans cet hôtel même le terrain.  Les clients n’ont pas fini d’arriver, d’ailleurs nous sommes les seuls, les chambres en passe d’être proposées « à l’occupant » dispersent une humidité poisseuse, on devine les moisissures, les fenêtres aux insectes collés offrent une fresque à la beauté hésitante. La lumière éblouissante n’en sera pas gênée, elle traversera allègrement une tenture d’un blanc douteux, il nous manquera le cocon sécurisant d’une nuit utérine. Nous investissons une chambre mais comment se détendre à se croire dans un bain de cendres froides, les indiens sont affables et fumeurs et je n’hésite pas à entamer une tractation de changement. Sans ambages nous voilà toutes valises roulé-boulé, en visite aux étages. Au hasard et sans grand espoir nous jetons notre dévolu sur une grande pièce toujours très éclairée et moins odorante. Se poser après trente-six heures de voyage me réjouit. Ouverture des valises après recherche des clés cadenas est une première étape, suivra  la douche,  après un rhabillage express direction la réception  en quête du pommeau, un jeune employé me raccompagne il ne parle pas plus l’anglais que moi malayalam bref un échange sympathique au différentiel culturel que je me promets de compenser durant ce séjour, un seau pour se laver apportera une touche de poésie et ça ne peut que s’améliorer.

S’allonger, c’est songer par anticipation à se laisser rêver. Se glisser dans les draps c’est savoir que les indiens aiment inconditionnellement l’huile, toutes les huiles. Elles entachent les tissus, les marbrent de couleurs aux odeurs parfois agréables du jasmin.. Mais j’attendrai plus tard pour demander à refaire moi-même mon dodo avec des draps moins pesants. Je sais que je ne suis pas au bout de l’étonnement et probablement que l’imagination devra se réinventer pour coller à la réalité… La nuit, la cour est peuplée de quelques fêtards à l’ivresse affirmée, ici on boit en cachette mais avec efficacité. Les canettes y sont entassées façon art moderne, elles seront vendues pour quelques roupies.