Nymiji (ma conscience contrariée, c’est ainsi que je la nomme) et moi

Tu n’es pas venue au monde. Pas encore.

Je ne suis pas venue au monde, Nymiji, je te l’accorde, mais j’y suis arrivée, j’ai chu en arrivant, on tombe en naissant, j’ai su qu’il faisait nuit ou bien que le lieu était sombre ou que mes yeux étaient clos j’ai su qu’il y avait des bruits, de pas d’halètement de chuchotement, j’ai entendu les cris qui ont précédé le mien j’ai senti la chaleur, même si là-bas c’était l’hiver, j’ai senti avant que des mains ne me touchent que des voix ne se rapprochent j’ai senti la chaleur caresser ma peau envelopper ma chair mâchée par l’effort j’ai compris qu’elle avait cogné aux vitres toute la journée, personne ne voulait la laisser entrer puisqu’on ferme les vitres en hiver il faut bien respecter les saisons, j’ai su qu’elle était une fée qu’on refuse résolument d’inviter mais qu’on ne peut chasser, je ne l’ai pas vu se pencher j’ai pressenti ma toute première moiteur quand elle l’a reniflée j’ai crié quand elle m’a estampillé au poinçon du Sud sur tout mon humble corps déjà à peine calciné, des petits pieds ridés jusqu’à la tête jusqu’aux doigts minuscules à l’intérieur des poings serrés des lèvres en boutons de rose au cœur en son battement léger.

Tu es née dans une chambre et cette chambre était un monde, c’était en réalité le monde, l’unique.

Je suis née dans une chambre qui était un monde unique je l’ai cru, je suis née au paradis obscur -le néflier même pour le paradis n’aurait pas renoncé à sa ramure – j’ai aimé le drapé rouge des rideaux j’ai aimé l’armoire en bois noir deux portes et sa glace au milieu j’ai aimé son reflet sombre en l’absence de lumière j’ai deviné les silhouettes des fantômes aux grands cœurs qui se courbaient pour écouter le souffle de ma respiration heureuse.

Tu es née dans une chambre et pas n’importe laquelle.

Je suis née dans le grand lit des parents, j’ai été conçue je suis née au creux du lit, en creux, définition : qui relève du non-dit, j’entends maman qui crie arrête tout de suite c’est indécent tu imagines tu crois savoir ce qui se passe dans le grand lit des parents.

Tu es née dans la chambre de la maison où tu as grandi.

J’ai compté depuis mes années de sur-vie de vie sûre de quelque chose en plus au-dessus par-dessus le commun de la vie, j’ai quitté la chambre la maison je l’ai quittée à jamais.

Tu n’as jamais dormi ailleurs que dans cette chambre.

J’ai dormi une nuit une seule nuit chez notre tante je n’ai jamais dormi ailleurs j’ai su que maman ne confiait ses enfants à personne, peut-être était-ce ainsi qu’elle nommait sa sœur, qu’elle nommait les autres les gens j’ai écouté quand elle disait le monde il y avait du monde j’ai compris qu’elle en avait peur.

Tu as connu la peur du train, du bateau, de l’avion, du cheval, de tout ce qui transporte quelque part, qui éloigne.

J’aime la voiture comme l’escargot sa coquille.

Tu ne te souviens pas du jour -le dernier- où maman a fermé la porte de la maison. Tu t’interroges A-t-elle ensuite jeté la clé ? Et si elle l’avait laissée ouverte, qu’est-ce que cela changerait ?

Je geins j’oublie j’espère un retour en arrière je me lasse j’ose l’avenir je compose avec ce qui fut je geins je renonce je tricote mes rêves j’alimente le passé de mes désirs.

Tu es un oiseau étourdi qui ne voit pas la vitre et se cogne dedans. Tu es un chêne – les enfants naissent chêne et deviennent roseau en grandissant – abattu stupidement en temps de guerre, lors du passage des troupes. Tu as cent ans.

Je suis venue je suis venue à bout je suis venue du bout du monde je suis venue de l’autre bout je suis venue de nulle part je me suis dirigée vers nulle part ou alors je suis allée quelque part mais où ? J’avance je marche sur le chemin du temps.

Tu es à l’école primaire, au collège, au lycée, celle qu’on moque, qu’on méprise, qu’on tolère en haussant les épaules, la mouche qu’on écraserait distraitement du plat de la main si elle se posait.

 Je m’accroche à la poignée du cartable je me scelle au bureau et son banc je me cloue aux livres feuilles mots sons images histoires je piétine sous la pluie dans les flaques dans la boue je me souviens du sable j’attends d’être plus grande alors je lis je lis j’explore j’apprivoise l’immeuble la rue le quartier la ville qui me sont étrangers inconnus je songe à comment me sortir des pièges que me tendent les autres distraitement tu l’as dit j’y parviens je m’éloigne j’intimide à mon tour pourtant je ne suis rien pas grand-chose mais je ne le crois pas, pas tous les jours, je veux être une artiste j’ai dix ans je danseuse treize ans je violoniste quinze ans je trapéziste dix-sept ans je poète les tilleuls sentent bon je veux être Rimbaud.

Et tu deviens adulte en tissant un cocon pour t’enfermer dedans. Tu le défais, tu l’oublies, tu le perds.

Je cherche une maison j’écris une première histoire je traverse des métiers je pousse des portes j’ouvre des fenêtres, en quantité, je renverse mes rêves j’habite dans une maison je soulève des cartons j’empile des cartons je plie des cartons je déménage je mets au monde des enfants avec eux je cherche j’habite dans une maison j’écris de nouvelles histoires j’achète des voitures, j’aime le paysage vu de derrière leurs vitres, je rencontre le monde les autres les gens ils ne me font pas peur, maman n’a pas raison, je trouve une nouvelle maison je me trompe de voie de chemin de route je tourne je bifurque je fais demi-tour je fuis l’avenir j’écris toujours je reviens sur mes pas mais jamais vers l’enfance je succombe à la fièvre au sommeil à la fatigue au désespoir jamais aux larmes jamais à la paresse je me relève du lit de la chaise des drames des drames je crois en l’amour toujours je déménage je nie m’être trompée et pourtant j’explore à nouveau pour trouver la maison je détourne la tête je rejette les regrets je hais la nostalgie je construis peut-être j’écris encore les enfants ont grandi je cherche une nouvelle maison plus petite ils s’en vont je détourne la tête j’évite de pleurer mais je meurs plusieurs fois à demi je cherche encore une maison j’emménage je m’installe un bureau au 1er étage, vue sur arbres, rue du docteur vallon.

Tu crois avoir trouvé un port ? Un cocon ? Voilà combien de fois que tu ranges des cartons pour t’en servir encore ?

Fais silence pour l’instant j’écris.  

Les mots sont ta maison et tu ne le sais pas.  

Tais-toi je suis en quête d’un endroit au monde, s’il existe, une maison où je vais naître venir au monde, quelque part.       

3 commentaires à propos de “Nymiji (ma conscience contrariée, c’est ainsi que je la nomme) et moi”

  1. Un dialogue intérieur … quelle idée féconde en nuances et conflictualites intimes. J’aime beaucoup avec une mention spéciale pour : « fais silence pour l’instant j’écris » qui semble non pas clore mais tout rassembler , d’après ma lecture en tous cas. Bravo !

  2. – écrire – rassembler – j’aime votre lecture de ce texte qui m’a coûté. Merci. Vraiment.