Où les paupières s’accrochent

Sur la moquette rouille, dans la chambre carrée, coudes genoux elle rampe, avance jusqu’au coffre où dort sa poupée, et elle dit que c’est sale et que c’est dégueulasse, tandis que la mère passe l’aspirateur – ma moquette, elle est sale dégueulasse – et elle répète encore, même si proprette, la chambrette, sans mouton de moquette, depuis l’apparition disparition de la machine à dos rond, et rouge et noire et vrombissante, étrange scarabée géant qui avale chaque jour sur son passage, au centre et dans les coins, grande dévoration du monstre bruyant au long cou de plastique tournicotant – et elle rampe vers le coffre blanc, et les mots sortent encore, moquette sale dégueulasse, qui font rire sa mère ou l’agacent, mémoire poussière… tandis qu’il rentre du travail, pose le pied sur les tomettes devant l’escalier de marbre et bois vers les chambres à l’étage, mais il ne monte pas – à droite, c’est la cuisine et les grands carreaux bleus, mais il n’y entre pas – il passe, il continue jusqu’au renfoncement vers la gauche et la discrète porte – lenteur et prudence du verrou métallique, mais ça résonne, le cliquetis, bruit du loquet, ça vous trahit – et descend à la cave, marches de béton brut, granit gris et froid sous les pas – pas de loup, pas de bruit, ou si peu – jusqu’au sol de graviers qui crépite – ça ne pardonne pas, va où ses pas le poussent chaque soir, dans l’antre où il noie sa désolation – et depuis la chambre à l’étage, la femme entend ce qui se trame, ce qui s’imprime, ce qui se grave, ce que les pas charrient de drame, ce qui se grave dans les graviers, qui fait des traces – le vin comme du sang – comme un certain jour blafard dans la cour du lycée, près du sol gris où les larmes n’ont pas coulé, bien obligées de se cacher, de retourner à l’intérieur, tandis qu’elle regardait en bas, le goudron, le bitume, les cailloux minuscules, où les paupières s‘accrochent, qu’on avale un par un, car il faut ravaler, quand on est quitté, les cailloux comme les couleuvres rampant au sol déserté, où le corps glisse, s’enfonce, absorbé dans les sables qui figent, statufient, mettent à genoux – avant de se reprendre, de courir sous la pluie et sans se retourner, et ses pieds ont cogné contre le pavé, les rayures grises et blanches des passages protégés – ne pas en plus se faire renverser, quitter la cour où il l’a quittée, l’autre, le tout premier, celui dont le prénom commençait par un G – courir contre le vent dans la tempête au-dedans, et continuer, franchir le temps, les âges – pour se retrouver là, contre la rampe, oreille tendue vers le bas, aux aguets, à épier, contre cet escalier où le silence, bourdonnement épais, s’entrechoque à la voix de la petite qui demande à passer, qui veut descendre l’escalier, dont chaque marche offre un je t’aime : elle dit je t’aime à chaque marche, elle dit je t’aime maman, je t’aime tellement que j’en peux plus de toi, je t’aime tellement que je voudrais t’avoir plus que je t’ai, la poétesse, avec sa robe d’été piquée de petites pommes orange, ses nattes qui battent l’air – haute comme trois pommes, la poétesse – et elle dévale les marches une à une en égrenant les mots d’amour, ses mots à elle, et jetés là, comme l’air de rien, avant de courir dans la rue, les chemins, pour retrouver sa sœur et les chiens qui aboient au loin tandis que sur les touches blanches du piano noir comme ciel, ses doigts divaguent en do ré mi fa sol où elle est seule comme nulle, silence sans lui qui ne joue plus, sa voix qui ne sonne plus, mais il lui ré mi fa si do lui reste le piano, pour jouer, faire semblant, faire des si, des comme si : sa main qui ne touche plus, sa joue contre sa joue, sa peau qui n’est plus son sol, ses lèvres qui ne sont plus son sol – et elle sombre au piano noir comme on plonge au passé, joue comme on tape des mots noirs sur fond blanc, partition droit devant, et quand je dis passé, tu sais bien de qui, de qui je veux parler, de celui qui, celui qui parti loin devant il y a bien longtemps et sans se retourner, et elle comme deux ronds de flan dans la cour du lycée, elle le voit arriver le parpaing dans la gueule, c’est-à-dire, c’était pas la porte à côté, fallait prendre la voiture ou le train ou l’avion droit devant, l’autoroute du sud et rouler des heures durant tandis que loin derrière, elle rompue face contre terre – l’étendue de cailloux à se casser les dents – alors elle a couru droit devant et toujours encore elle court, fuite en avant, et si rien ne l’arrête elle courra une vie durant, et les lignes de même sur la page blanche droit devant pour noircir le papier, raconter chaque jour, année après année, comprendre ce qui s’est passé, tricoter, recoudre les lambeaux du temps, donner forme à l’inachevé, épuiser les regrets, les souvenirs, oublier les yeux verts qui fixaient droit devant sous la chevelure brune épaisse du garçon dont le prénom commençait par un G, lettre sacrée en première ligne placée tout devant comme dans grand, devant comme dans garçon, devant comme dans grave, comme à la fin du mot parpaing, ou au milieu si on veut, si on fait parpaingueule par exemple, oh on peut bien rire un peu, parpaing, parpaing, du latin perpetaneus, ininterrompu, élément de maçonnerie taillé qui présente deux faces lisses ininterrompues afin de réaliser en même temps les deux faces opposées d’un mur infranchissable de part et d’autre duquel on ne peut, comme la mer de part et d’autre de laquelle on ne peut, la mer un mur droit devant où se casser les dents, la mer où volent les mouettes, voguent les bateaux, où s’étendent l’absence, la béance à perte de vue de l’autre côté de l’eau, car assise sur la plage, elle regarde droit devant l’écume, la mer, les bateaux, et plus loin encore l’horizon, la ligne devant, les lignes qui avancent, qui racontent l’histoire oubliée loin derrière il y a si longtemps quand il a quitté le nord pour le sud, roulé droit devant comme il roulait ses cigarettes en deux temps, trois mouvements, je me répète, je tourne sur le rond-point du temps, et elle vingt ans plus tard comme par un fait-exprès, comme par enchantement, comme on suit une trace de bave du nord au sud, partie à son tour et plus loin encore de l’autre côté de la mer, et sur la plage nue, dans un recoin perdu, éperdument elle crie, et elle crie droit devant comme dans un miroir où elle ne le voit plus, et toute une vie ainsi, toute une vie ainsi passe, sous le toit rouge elle passe, sous le toit rouge, où pèse un morceau de ciel gris, elle passe l’aspirateur dans la chambre de la petite – chambre carrée, moquette rouille, tapisserie vert prairie capitonnée, lapins bleus peints sur les murs, rideaux épais à fines fleurs où se reflète le bouquet tête en bas, famille de roses séchées accrochée à la boucle de fer forgé en haut de la bibliothèque – passe l’aspirateur dans la chambre de la petite – visage en cœur, yeux de biche, cheveux miel et or rassemblés en deux tresses mal ajustées, taches de rousseur éparses sur le bout du nez, rires en cascades – passe l’aspirateur dans la chambre de la petite qu’elle a grondée à cause des mots offensants d’enfant, ma moquette elle est sale dégueulasse, dits et répétés à la mère mi-rire mi-colère qui, courbée en deux tous les soirs après l’école, le retour du travail – vaste bureau rectangulaire, tour de verre où l’on peine à respirer, bocal à air conditionné, grandes baies vitrées sur le vide que l’on traverse dans des cages transparentes, étage après étage, en silence, dans la gêne des sourires forcés, et c’est pareil à la machine à café, boutons argentés, pièces métalliques, gobelets plastique, ça descend et ça remonte et ça repart – passe l’aspirateur ici et là et dans les coins, tandis que la petite attrape sa poupée pour l’embrasser, colle son minois mignon à la tête de chiffon – joues de coton, nez en bouton, couettes rousses, robe rouge à carreaux bleus et verts, yeux rieurs et sourire côté face, moue et larmes de l’autre – doux baiser refusé au père quand il rentre du travail, dis bonjour à papa, pas bonjour, détourner la tête, pas bisous, ça pique, pas commode le père, faut dire, renfrogné, dis bonjour à papa, mais elle ne veut pas s’approcher quand il remonte de la cave, quand elles descendent l’escalier pour courir au dehors dans la rue, les jardins, ou jouer quelques notes avant de faire à manger, préparer le dîner, ah tiens tu es là, je ne t’avais pas entendu, menteuse, elle fait bien comme elle peut, la menteuse, quand il rentre du travail, se tapit à l’étage, passe l’aspirateur dans la chambre fermée ouverte sur le dehors – ne pas entendre le cliquetis du verrou métallique, les pas lourds dans les marches de béton, ne rien entendre sauf les bruits de la rue, les cris des enfants, le moteur des voitures et les éclats de voix d’un perron à l’autre ou sa voix à elle qui raconte l’histoire à la petite et la poupée, toutes trois assises sur la moquette rouille contre le flanc du lit, la couverture épaisse de dentelle anglaise, une histoire de princesse et de dragon dans un pays ravagé par les flammes, une histoire qui finit bien comme dans les livres d’images. Elle se cache là, attend que ça passe tandis qu’il fait son affaire en bas, s’assouvit, assèche sa soif et sa désolation, et tout aussi bien pourrait-il prendre l’escalier et monter à l’étage pour les embrasser, avec elles raconter l’histoire sur la couverture de dentelle anglaise, et par la fenêtre il appellerait l’autre petite, la plus grande au dehors, avec sa blondeur et ses longues jambes, alors elle accourrait à la voix pour se jeter dans les bras forts et rire aux chatouilles du papa-monstre, papa-robot, et tous les quatre se vautreraient sur le grand lit d’un mètre soixante choisi tout exprès pour accueillir la famille au complet, et ils feraient l’avion, jambes parentales projetées vers le ciel, fillettes surélevées à l’horizontal, et parées pour le décollage, attention au départ, turbulences jusqu’au point d’équilibre, atterrissage en douceur dans la ouate des oreillers, corps enlacés collés serrés dans la prison d’amour dont s’effraieraient les fillettes à gorge déployée – et peut-être qu’il aimerait cela, cette possibilité, s’il ne filait pas vers le bas, les graviers, la poussière – faire ce qu’il a à faire – tandis que la mère en haut fait bonne figure, décrispe les sourires, que la petite n’y voie que du feu : ne pas effrayer la poupée collée à la poupée, avec ses nattes dorées et ses yeux bruns et sa robe piquée de petites pommes orange, et en même temps qu’elle lit, qu’elle tente de lire le doux dragon et la grande princesse, elle pense à lui, l’autre, le tout premier, le garçon dont le prénom commençait par un G, se demande comment ça aurait été si elle ne l’avait pas vu un jour pour la dernière fois à travers la vitre-passager de la voiture de sa mère à elle venue la chercher au lycée – dans sa 309 blanche toute cabossée, un poteau, un muret, tu en as fait le tour!, disait son père, pas le compas dans l’œil!, et ça les faisait rire, surtout elle de voir ses parents s’esclaffer dans la complicité, c’était pas tous les jours, mais pour le moment elle ne rit pas, pour le moment elles rentrent du lycée – sorte de navire échoué : du sol c’est à peine visible, mais il a la forme d’un bateau, il suffit de prendre de la hauteur, se hisser sur le toit de la médiathèque en face, ou tout en haut des marches qui donnent sur le théâtre et les voies de chemin de fer, pour constater les couloirs comme des coursives, le pont au-dessus du cours d’eau, canal bétonné agrémenté de végétaux, et la proue où regarder au loin l’horizon – et il est là, il marche là, sur le trottoir, avec cette autre qu’elle, blonde et charpentée, joues rouges à cause du soleil de juin, chaleur de début d’été, ou c’est peut-être d’avoir trop marché, peut-être de trop s’aimer – ils ne se touchent pas pourtant, ne se tiennent pas, marchent droit devant en deux lignes parallèles, et qui sait combien de temps ils ont marché, qui sait s’ils ne marchent pas encore et sans se retourner, qui sait quel cours pour les choses si elle avait fait arrêter la voiture pour baisser le carreau, porter la voix et dire : bonjour, c’est moi, c’est peut-être la dernière fois que je te vois. Mais elle n’a rien dit, n’a rien fait, a regardé les deux promeneurs vers l’infini, lui les yeux verts sous la chevelure épaisse, avec ses grands bras, ses grandes jambes et son dos, ses épaules et ses mains, elle la blonde aux joues rouges dans la chaleur de l’été, veste et pantalon de jean, venue dans sa vie à lui après elle, après elle, et dans la fraction de seconde avant de les dépasser, une dernière fois la tête tournée vers la vitre à travers le carreau de la voiture 309 blanche toute cabossée, elle a relu l’histoire depuis le commencement, a revu la première fois qu’elle l’a vu – premier jour de sixième et elle est en retard, à cause de sa mère qui peine à se réveiller, qui, le cheveu hirsute, boit un café, avant de s’engouffrer dans la voiture en robe de chambre et chaussons fourrés. Une fois au collège, il faut se cacher derrière les troènes pour qu’on ne les voie pas, car s’il prenait à quelqu’un l’envie de s’approcher pour saluer, il faudrait bien ouvrir la vitre pour dire bonjour et discuter, sortir de la voiture peut-être, en robe de nuit et chaussons fourrés, alors elles se planquent, comme en cavale au petit matin, et plus tard ça les fera rire, mais pas le premier jour : le premier jour, ce n’est pas drôle. Elle n’ose pas entrer dans la salle de classe, attend qu’on l’accueille d’un regard. Le professeur fait l’appel, cheveux gris, nez busqué, veste de costume bleue, cartable de cuir marron posé à sa gauche. Il se tourne vers elle, jette un œil sec dont elle ne sait s’il accueille ou manifeste un reproche, sans interrompre l’égrenage des noms tapés sur sa liste d’élèves. Dans l’encadrement de la porte, ses deux pieds sont collés : un lapin dans les phares. Tous sont installés dans la salle dont les murs sont jaunis. Elle regarde à son tour, considère la classe, le groupe à affronter, toutes les têtes, les connues, les nouvelles, dans un balaiement flou qui ne permet d’identifier personne, et parmi elles, une image se précise, un visage comme il n’y en eut jamais, n’y en aura jamais plus, sa tête à lui, sa tête à lui nettement tout au fond de la classe. Il fait claquer le dossier de sa chaise contre le mur du fond, les genoux posés sur le bord de la table, tête projetée en arrière, riant de toutes ses dents, dont les deux de devant ne se touchent pas, se laissent de la place. Toujours se balançant, riant de ses grandes dents, il lève haut la main quand le professeur appelle son nom, un nom qu’elle ne comprend pas d’abord, une sorte de charbovari dont elle ne saisira le sens que plus tard, lorsqu’elle l’entendra pour la deuxième fois. Dans la salle de classe, elle ne voit que lui. Autour, de vagues pions, planètes dérisoires, qui tournent la tête de droite et de gauche pour le regarder faire et dire et rire et elle, comme un piquet, aveuglée par la tête parfaite d’enfant-adolescent, et lui le regard vert, les cheveux bruns frisés, irradiant au milieu du rang et se balançant toujours – comme ils ont balancé leur histoire, quelques années plus tard, mois d’octobre au lycée : blafarde lumière du couloir, beiges les murs, néons, temps de soupe, les navets dans la soupe, ou le chou, elle la mouche dans la soupe, tant elle s’est noyée ce jour-là, tant elle a perdu un membre, la mémoire, senti la balafre, tant elle compte les cicatrices. Un rendez-vous entre deux portes, furtif, pour torcher tout ça, cette affaire, torcher comme ça une première fois, léger léger, et courir après le bus qui n’attend pas. Dans le couloir, se dire au revoir, on reste amis, promis, fixer les yeux une dernière fois, pauvres sourires pincés, haussements d’épaules, et dévaler les marches pour sortir, remettre de l’air dans les poumons, éclater de joie, crier à la liberté recouvrée. Elle a ri, tellement ri, ri si fort dehors sur le trottoir, à se décrocher la mâchoire, elle a ri d’un jaune si vert qu’elle a cru vomir sur le trottoir. Elle a traversé sur le passage à grandes enjambées lestes et enjouées. De l’autre côté déjà elle s’est retournée, a cherché dans la foule, la cour vide de lui, déjà parti sur son scooter avec la brune en blouson de cuir, ou l’autre encore, la blonde avec ses jeans bien affûtés, les araignées, partis ensemble sur le scooter, pris le virage pour d’autres rives, moteur hurlant, traces de boue sur la chaussée, eau de boudin, et elle au fond de la marmite. Elle court toujours après le bus, et quand elle court et quand elle marche, elle cherche encore dans les villes, les visages, les regards, mais ce n’est jamais lui – surtout pas lui en bas, pas lui dans la cave qui refermera bientôt le verrou métallique. Elle attend qu’il en finisse, respiration coupée, tête entre deux barreaux dans la cage d’escalier, poste de guet – et elle pense qu’elle pourrait se jeter là dans la cage d’escalier, voler, tourner avant de s’effondrer, tourner comme à la fête forraine à la fin de l’année, dans les nacelles fixées à l’axe solide lancé vers un ciel sans nuage, d’où les visiteurs plus bas semblent des Playmobil de plastique sous la main du grand marionnettiste, et nous roulons tournons comme des enfants, rions crions à couvrir de nos voix l’espace festif réservé à notre jeunesse dans le soleil éblouissant de début d’été – hectares sécurisés pensés pour le groupe, machines inventées par des créateurs fous pour projeter dans les airs la joie de vivre aussi bien que la peur – mais elle ne tombe pas, ne se penche même pas, ne bouge pas d’un geste, pense qu’elle pourrait le faire, un jour peut-être – peut-être un soir au retour du travail : un soir, prendre sa place, se noyer à son tour. Elle ne monterait pas dans les chambres comme à son habitude, ne viendrait pas dire bonjour à l’étage, bonsoir les enfants, n’irait pas aider aux devoirs, jouer dans le bain, faire glisser les canards sur l’eau de la baignoire, l’aspirateur dans les coins – elles sont grandes, va, maintenant, qu’elles se débrouillent. Sans y penser, elle marcherait vers le cellier, dans le renfoncement sous le grand escalier, elle ouvrirait la porte, souffle coupé, tournerait le loquet, cliquetis, pas lourds aux marches de béton, gravillons, maudite planque où elle irait chercher l’oubli dans la pièce un peu sombre sous le grand escalier. Après cela, hagarde, elle voudrait dire un mot, dire bonsoir. Elle gravirait les marches lentement certainement, s’appuierait contre le mur, la tapisserie à fleurs. Il est possible, oui, qu’elle s’appuie, pour ne plus tituber, avant de se jeter. On dirait : on l’a retrouvée en bas de l’escalier, d’où elle s’est jetée, dont elle est tombée peut-être, peut-être a-t-elle glissé, comment savoir, personne pour la voir, on ne saura jamais – mais soudain la petite force le passage à l’appel des chiens qui aboient au loin dans le jardin, et aux cris de sa sœur qui demande qu’elle vienne jouer dans le soleil, alors elle lâche sa poupée et elle court, dévale les marches d’escalier, elle dit je t’aime maman, je t’aime tellement que j’en peux plus de toi, je t’aime tellement que je voudrais t’avoir plus que je t’ai, avant de disparaître par la porte vitrée, la laissant seule face au piano noir où elle voit son reflet comme dans un miroir, pose les mains sur le clavier d’ébène où elle invente, au son des sol fa mi ré do, des do ré mi fa sol, une chambre carrée, chambre 113, moquette rase beige : au centre le lit, quatre pieds de fer, une couverture de laine verte, un drap impeccablement tiré dont on n’aperçoit qu’une bande blanche sous deux oreillers blancs immaculés comme souvent dans les hôtels – table de chevet, lampe de bureau, carnet, stylo. A gauche, un placard incrusté dans le mur. Face à la porte d’entrée où elle est restée postée sans pouvoir avancer, une petite salle de bain – cabinet de toilette : quelque chose de simple, de propre. Surtout, sur la droite, il y a une fenêtre qui donne sur la plage, la mer, les bateaux, et peut-être une mouette, au loin. Il est posté là, face à la fenêtre, il regarde dehors, épaules et dos carrés dans le cadre de la fenêtre, les jambes écartées légèrement dans le jean propre et usé, toujours le jean. La chemise est blanche sur le dos carré : c’était ce dos déjà quand il avait quinze ans. Il regarde dehors au loin la mer, la houle légère, l’eau grise sous le ciel gris dans l’atmosphère bleutée d’après-midi. Il ne bouge pas, tendu vers le dehors. La jambe gauche tremble imperceptiblement si on veut bien regarder et peut-être la main aussi qu’on ne voit pas, plaquée contre la fenêtre, au creux du ventre. Il est possible que la respiration soit plus forte qu’à l’accoutumée, que le cœur s’emballe, que la peau tressaille, que les tempes bourdonnent devenues grises légèrement, ce qu’elle verra peut-être quand il tournera la tête, les stries au coin des yeux verts, les paupières alourdies, les joues creusées peut-être légèrement, les marques du temps. Pour le moment, elle ne voit que la nuque large sous la masse de cheveux restés bruns, les épaules carrées, le dos droit et la jambe plus bas qui tremble par intermittence, qui frémit nerveusement dans la pénombre, le contrejour, dans le silence – car elle a cessé de jouer, est restée en arrêt, la pensée trop forte a endolori sa tête et bientôt le bruit sourd des pas lourds dans les marches de béton, bientôt le cliquetis, bientôt l’heure de préparer le dîner, et puis vite rappeler les enfants.

A propos de Claire Le Goff

Pratique théâtrale, mise en scène et écriture à Bastia, Compagnie Ghjuvanetta. Enseignement du français langue étrangère. Quelques publications : Mademoiselle Grelon (La Scène aux ados, Promotion théâtre, éditions Lansman, 2015), Des Miettes (recueil de nouvelles La Peau des autres, éditions La Passe du vent, 2015), Café de la Porte Dorée (recueil de nouvelles, concours Musanostra 2018), Contre le mur de pierre, Et sa désolation (recueil à venir, Musanostra 2020). Blog d'écriture en cours, Confiture d'épinards. Heureuse d'être parmi vous !

8 commentaires à propos de “Où les paupières s’accrochent”

  1. Un régal de s’entendre lire, meme dans sa tête, tant le rythme y est, le ton, ça coule, waouw. Très admirative de cet assemblage parfait. Parfait car aucune cassure jamais ressentie. On traverse les emotions, les ressentis, on est foudroyés d’images et de son, de détails essentiels à l’ensemble. Merci pour cette lecture que je m’offre ce matin.

  2. Votre texte est très prenant. Ce n’est plus un petit texte, une nouvelle plutôt, que vous avez développée au long des 12 propositions. Je ne sais pas encore analyser vraiment un texte, mais il me paraît très bien construit.