#P 6, une semaine un journal

1. Amie.
Tu sais que tu la retrouves toujours comme hier, avenante, rieuse, positive. Le verbe haut, fort, ar-ti-cu-lé, savourant un récit toujours prêt à raconter, avec sa voix l’intense de son regard bleu, conter la vie, la sienne, celle des autres, mise en chair de mots dont elle se régale, te régale. Tu vas penser : si différente de moi.

2. À marée basse.
On va jusqu’à la plage pour voir le coucher de soleil ? C’est un chien noir sympathique qui nous accueille à l’orée des marches, qu’il soit en laisse fait un effet curieux, derrière lui toute l’étendue marine, toute la lumière du couchant caresse les algues rousses, odeur de l’iode du soir, les bateaux blancs paressent jusqu’à l’eau montante, le ciel offre la carte postale du soir, reflets sourds sur le sable qui a bu l’eau, brillance des flaques, point bleu roi d’une luge abandonnée, jaune des balises, pointillé de mouettes, au très loin l’ourlet des maisons et de quelques arbres, dans le ciel des traînées argentées, puis jaunes ou roses, parade des goélands, parfois un cri éraille la distance, l’horizon se perd, l’œil confond, non, il embrasse, boit les reflets, guette le disque tranquille du soleil ambre, le corps absorbe l’espace, il pourrait courir le chien, dans cet espace, mais il est en laisse.

3. Solitude.
Les anniversaires, les Noëls, les mariages, les enterrements, les cousinades, les vacances.
La mère et la fille évoquent les souvenirs de leurs fratries, de leurs descendances, ça fait beaucoup, beaucoup de monde. Au bout de trois jours tu n’essayes plus de situer qui est qui, à qui, de qui, Claire, Isabelle, Claude, Adrien, Agnès, Frank, Marie-Hélène, Bénédicte, Justin, Pierrot. Tu écoutes, tu souris. Tandis qu’en toi un silence creuse, celui de ta minuscule famille désunie, celui de ton manque d’enfants à toi, le silence creuse le gouffre nullipare, creuse, fore, taraude. A l’extérieur, à la surface, rien, tu ne dis rien, tu souris.

4. Dernier jour des vacances.
Que faire le dernier jour qu’on ne pouvait imaginer qu’idéal ? Tu voulais la plage, le sable, l’eau, nager, nager encore. Ce dernier jour est en réalité un jour courbatures, la veille tu as nagé, nagé encore et encore, pourtant cette impression particulière d’une eau chaude en surface et glacée en dessous, aujourd’hui ton corps pèse une tonne, le plus petit mouvement te coûte, et le bras (droit bien sûr) et les tendons du coude tiraillent au moindre geste. Tu te le dis de plus en plus, faut accepter d’être vieille ma vieille, ne pas trop en faire sous peine de… mais c’est plus fort que toi tu fais, tu refais… La toile du fauteuil de jardin accueille la fatigue de tes reins, tu allonges les jambes sur la table basse, cale tes épaules, détend le cou, renifle l’odeur du gazon coupé. Juste accepter la contrainte du farniente, la respiration calme, ce rayon de soleil entre les nuages pommelés, cette lumière dorée, voilà déjà l’heure de l’apéritif, la note festive n’est pas celle du premier jour. Les frontières butent, toujours, avant le départ avant le retour avant l’ailleurs.

5. Long, le voyage en train.
Lourde toile plissée d’un rouge un peu passé, le rideau ne protège plus du soleil, les scintillements me réveillent. Je réajuste, un bruit métallique glisse, je tente de retrouver mon état de torpeur, c’est fichu, une raideur de la nuque descend vers l’épaule droite, c’est toujours à droite que ça coince, la droite c’est le côté du père m’a dit un jour quelqu’un du genre genou je-nous, c’est comme la pub que je découvrais tout à l’heure, un mec qui s’intitule Boussole de vie et qui te demande si tu veux aller vers la version la plus heureuse de toi même…

6. Retour au bercail.
D ‘abord le chat qui se précipite dès que j’ai poussé le portail, miaulement bousculé par sa course, frottement de son corps sur mes jambes, enroulements, souplesse, caresses, je le porte à mes bras, je cale ma tête dans la douceur des retrouvailles, délice, il ronronne, soudain un raidissement, non mais tu m’as laissé, toi, alors pas question de câlin tout de suite, non mais !
Puis mon jardin depuis la fenêtre, bientôt le soir. Je pense à Josef Sudek à la fenêtre de son atelier, toute sa vie fasciné par l’ombre et la lumière, connu dans le monde entier pour la buée sur le verre d’une vitre, la silhouette penchée d’une branche de fleurs, l’obscurité de l’occupation durant la seconde guerre mondiale.


7. Chasse à l’image
Dans la lumière du matin, toujours le matin, cheminer vers la petite terrasse près du bassin, les pieds nus sur l’encore fraîcheur des dalles jusqu’au foisonnement de verdure, le thé fumant sur la table rouillée, mon refuge végétal, ma perpétuelle quête. Reflets sur l’eau, sur la peau de l’eau lisse ou fripée par le mistral, feuillages tremblants verts tendres ou sombres, éclats bleus du ciel à la renverse, blanc d’un nuage, traits rouges vifs et fuyants. Reflets dans l’eau, vertige de la profondeur, les traits vibrent, plongent, se noient, renaissent. Clic. C’est l’instant de bascule qui compte, celui de la réalité à l’image, cette minuscule fraction de seconde où ce que je vois devient ce que je capture, ou plutôt ce que l’objectif du mobile capture comme si ça n’avait rien à voir avec moi, pourtant je l’ai choisi ce moment où j’appuie sur le rond blanc, clic, figé le mouvement de vie, clic. Visionner, reconnaître ou être surprise, sera une autre histoire…

A propos de Mireille Piris

Toujours un lien avec l’écriture dans ma vie de comédienne, chanteuse, animatrice culturelle, psychodramatiste, formatrice conseil. L’art reste le fil conducteur dans la vie d’après qui alterne écriture peinture photographie. Comme dans un recueil de nouvelles, Une étrange modernité, paru chez N & B, où il se mêle au destin de quelques cabossés de la vie. (Auparavant chez le même éditeur, Boulevard des orangers, évocation de l’Algérie dans l’enfance et l’adolescence) Particulièrement sensible au dernier atelier Prendre. Toujours en chantier parallèle des nouvelles et un roman… Peur de la dispersion mais curieuse…