#P12 | D’Amour à Zakol, l’île longue

Gerhard Richter, Meer, 1972

L’Amour n’aurait pas dû quitter Port au Prince. Trop chargé, trop vieux, une bourrasque le déséquilibre, il évite un récif de justesse, tangue, hommes, femmes, enfants glissent par paquets silencieux, certains tombent à l’eau, un avion s’approche en troublant les surfaces, cris anglais dans les mégaphones, battements de voiles, de coque en surpoids, d’hélices. Quelques requins s’inquiètent. Bikini ou maillot une pièce? L’homme froissé dans les draps n’a pas entendu la femme fraichement épousée qui sourit au miroir. Ses doigts s’agitent sur l’écran, le rêve de cette nuit ne veut pas le lâcher. Alors bébé ? Ils recommandent quoi déjà pour les trous bleus? Le vent se lève d’un coup, une branche toque à la vitre. Christophe Colomb ne peut pas se retourner dans sa tombe car ses os reposent à Saint Domingue, à Séville et ailleurs sur le globe sans que personne ne sache où. Les os des insulaires qu’il a rencontrés sont la mer, le corail, les plages, les champs, les mines des Caraïbes. Le Colombus Monument au Nord de l’ile décrit ces hommes et ces femmes « gentils, paisibles, heureux ». La terre tremble, un canard des Antilles se perche sur la pierre gravée, sent l’arrivée de l’oeil, on vient de classer son espèce vulnérable. Dans le trou plus rien n’est bleu, il s’agrippe à la roche. L’eau devient nuit épaisse, enveloppe sa peau nue, le silence floconneux berce chaque seconde, il descend, ses tissus se tendent, sa rate se contracte, ses poumons s’impatientent, il devrait initier la remontée. Maintenant. Son pouls est correct, le record du monde est à sa portée, il descend. Ella se demande si elle pourra nettoyer la baignoire sans se coincer le dos; ses bras ne sont pas assez longs pour atteindre les bords. Pas le choix ma vieille, faut aller dedans. Elle se déchausse, grimpe en soupirant, glisse au moment où le vent force la fenêtre. Javel entre les orteils. Fixé dans le papier peint jaune, un barracuda au regard imprécis observe gueule béante Max paniquer. Il n’y a plus de piment. Il fouille plusieurs fois dans les placards, les réserves, les planques. Plus du tout. Trop tard pour aller au marché. Il ne pourra pas cuisiner sa salade de conques vantée par tous les guides. Autant fermer. Coup de fil haineux à son associé puis au fournisseur, Jack. Les récoltants jamaïcains et cubains sont en grève. L’oeil du barracuda se décroche, roule sur le plancher collant, la mer se retire. Grimpe, allez, tu peux y arriver. Elle tend la main à Peter, son large fils coincé dans une aspérité de la roche. Tout en grattant ses mollets purulents, Peter regarde la main de sa mère, gémit, saute. Hibiscus Villa ou Coral Reef Villa? Loren cherche la bonne réponse, c’est son premier jour. Elle jette un oeil derrière la baie vitrée, Linda n’est pas rentrée, l’homme insiste : à votre avis? Elle tente : Hibiscus est moins chère. L’épouse regarde le fascicule, ses ongles sont longs, soignés, d’une couleur que Loren ne sait nommer, entre le rose et l’orange. C’est vrai chéri, regarde. Elle donne un petit coup de doigt sur le plastique à l’endroit du prix, ses bracelets tintinnabulent, le plus petit des trois enfants crie j’ai faim j’ai faim j’ai faim. Le père lève le menton et sourit à Loren, cet homme-là troublerait une huitre: c’est possible de voir les deux? Iguana tour mon cul, c’est n’importe quoi ce circuit, ils sont où les iguanes? Jamais il n’a vu le rivage sans la mer. Dans l’horizon beige, Karl pense à Irma qui emporta sa maison, à Dorian qui aspira son frère. Ces deux-là n’avaient pas mangé le rivage, Irma l’avait caressé dans son sommeil, Dorian avait retourné le bateau alors qu’ils péchaient un merlin de trois mètres. Il se souvient des yeux du poisson, de son frère, du ciel et de Dieu… sa mémoire friable le protège d’une nouvelle crise. Il se lève, soupire, vérifie le contenu de son coffre, grimpe dans son pick-up en direction de l’entrée de la grotte. Kayla O’Neil s’est réveillée trois fois cette nuit, pas normal. Où diable a-t-elle fourré ses aspirines? La Lampe frontale de Bob est en panne mais il connait le chemin. Arrivé à hauteur de la tombe, il s’agenouille. Le gris des nuages dépose des perles d’eau salée sur ses joues et sur la voiture en plastique bleue collée à la pierre. À l’intérieur du jouet, quelqu’un a introduit une gerbe d’hibiscus mêlés de pigeons prunes avec un mot qu’il ne lira pas. Max allume une cigarette, entre dans son garage, hésite, attrape un bidon d’essence, hésite, le met dans son coffre, il n’a pas d’autre solution. Connards d’assureurs. Il conduira phares éteints, prendra la route du bush, espère qu’il sera capable de faire ça avant l’arrivée de l’oeil. Noix de coco, rhum, banane, ananas, grenadine… piment? Non merci, j’aimerais dormir après. Le barman aux yeux noirs lève la tête vers la longue femme blanche et sourit: alors j’enlève la banane. Ouragan a été prononcé 87 fois ce matin à la radio, en trois heures 87 fois, vous vous rendez compte? Sean, au volant de son taxi, n’en revient pas. Rose et Frances, encore sonnées par leur voyage et leur rencontre à la douane, n’ont pas envie de parler, mais Rose est polie: vous avez compté? Frances éprouve soudain dans son ventre un désir vieux de quarante ans. Prisé pour ses propriétés médicinales, le gaïac est surexploité par l’industrie pharmaceutique depuis la découverte de cette île par Christophe Colomb. Trois touristes baillent, le guide récite sans chercher les regards: longtemps utilisé dans le traitement de la syphilis, de la tuberculose, de l’arthrite, il est maintenant employé comme liant pour les dentifrices. On connait son bois dur et dense, touchez le tronc, on ne connait pas l’arbre qui nettoie nos dents. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Jack sent sa présence, ne peut pas la voir onduler et se cambrer sous son voilier qui manque de chavirer. Il s’agite, elle sent sa peur, s’écarte, montre un oeil, le regarde avec une douceur qu’il ne perçoit pas. La baleine tourne autour de l’homme terrifié, aimerait lui dire qu’il doit rentrer au plus vite et se cacher sous la terre. Risque d’incendie écarté. Une voix mouillée répond dans le talkie: bien reçu, restez dans le coin, Irina lèche le nord, arrivée prévue sous 24 heures, à moins qu’il ne tourne. Max, assis sur une pierre tout près du pompier, regarde son restaurant à demi brûlé en serrant dans sa paume l’oeil du barracuda. Il prie. Le Sarah’s toe, appelé aussi buisson du cheval, est un membre délicat de notre bush, il produit en juin une profusion de fleurs jaunes, touchez les feuilles. Le portable d’Anna sonne encore, 23 appels en absence, 12 SMS. Excusez-moi, ce n’est pas normal, je dois regarder ça. Un chuchotement remue les corps, les visières en plastique tremblent, l’autre groupe à 20 mètres se déplace trop vite dans la forêt de gaïacs, les visages se tendent, un jeune homme hurle qu’il capte enfin internet. Sur le petit écran entre ses mains, une ville est rasée en direct par l’eau et les vents. Le T de Tornade est maintenant visible à l’horizon, féroce et majestueuse, elle aspire l’océan. Les trois hommes et l’enfant coincés sur ce bout de sable depuis des semaines rejoignent à sec le rivage de l’île longue, pénètrent le bush frémissant, dépassent une ruine sous le vol incohérent des canards, sautent d’instinct dans un trou, tombent au coeur d’un réseau humide de cavernes, iguanes et chauves-souris s’immobilisent, un silence pâle accueille les corps clandestins. Urgence dans le trou bleu, je répète, urgence dans le trou bleu, deux corps, pardon, trois corps adultes flottent, deux hommes et une femme, tornade en visuel cap Nord-Est, permission d’atterrissage demandée. Permission refusée, je répète, permission refusée, prenez la direction sud sud-est de Clarence Town, évacuation de l’église St Peters en cours. Les Vents plient les cocotiers, une voiture danse, se soulève, vole, s’écrase, le métal, la pluie, les torrents, les tourbillons d’air gris ont déchiré les tympans, Rose ne peut plus bouger, sourit en tenant la main de Frances qui a cessé de crier. Willow n’a plus de réseau. Elle lève la tête, le bras et son téléphone diamanté vers le plafond de la grotte, aperçoit les grappes de chauves-souris, hurle, s’accroche au ventre mou, une main charnue tapote sa chevelure: tout va bien se passer ma chérie. Ils sont des centaines à déployer leur haleine, debout, immobiles, recroquevillés, un homme rose sanglote en claquant son dentier, une femme affolée veut sortir et comprendre, les pompiers trempés déposent minute après minute d’autres paquets de touristes effrayés en leur demandant d’attendre. En ouvrant un coffre rempli de lampes de toutes sortes, le guide explique qu’ici se réfugiaient les habitants de l’île pendant les ouragans des siècles passés. Personne ne l’écoute. Un Xanax peut-être? Clara observe avec dégoût son époux adossé à la roche humide. Il ne lui répond pas, déborde en boucles d’anxiété; toutes ses affaires sont perdues, comment vont-ils rentrer à Montreal? Elle voudrait qu’il meure, n’ose se le formuler, attrape une pilule dans son sac à main, lui tend, il ne voit plus rien, elle se lève, enjambe les touristes obèses, une envie de vomir attrape sa gorge, elle profite d’un nouvel arrivage de visières en plastique pour s’engouffrer dans un mince tunnel argileux, elle avance de plus en plus rapidement, fuyant l’odeur aigre des haleines et des voix. Elle allume son portable qui éclaire la cavité, quelque chose grogne à sa droite, siffle sur sa tête, elle ne regarde rien, ne cherche rien, n’a jamais connu un tel repos, le tunnel est immense. Les Yeux des cyclones n’ont ni paupières ni couleur, ils brillent seulement, se nourrissant de soleil et de vents. Cet Ouragan, qu’un homme dans son bureau du Massachusetts a prénommé Irina, est le plus gros du monde, de l’histoire, de tous les temps connus. Les chasseurs d’ouragan, dans leur avion militaire, n’ont pas pu s’en approcher. Balancés par les hautes vagues, ils tanguent sans vie avec leurs casques et leurs lunettes de soleils. Zakol, l’Architecte, dit Sommet du ciel, dit Côtés du ciel, ce furent les premières paroles au monde et ce fut le commencement du monde. Le ciel terminé, rien n’émergea, seule l’eau était retenue et s’étendait en embrassant les ténèbres, la nuit. Puis le serpent à plume, ainsi que Bitol, Halom, Kajolom créèrent l’arbre et la liane. Huracan, esprit du ciel à double vue, répéta simplement le mot terre et la terre exista. Il pensa montagne et les montagnes apparurent, de même que les pinèdes et la clarté. 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).