#P3 | Mollusque

Les uns « mettent » la table, les autres brassent de l’air tout autour, soutien moral essentiel et gêne manifeste. On va dîner dehors. Il va y avoir des moustiques. Et puis il y a ceux qui sont ‘en cuisine’, enfin, ‘celle’ plutôt mais des mains (masculines) ont été réquisitionnées pour découper, éplucher, déplacer, vérifier la température du four, la modifier à la demande, donner leur avis non sollicité. Il y a les enfants aussi, ça pose un problème, ils ne vont pas aimer… il leur faudra goûter et ne pas faire la grimace, principe éducatif … Ils savent qu’il y a quelque chose rien que pour eux quelque part dans le cellier, caché et préparé plus tôt. Elle est grand mère et on ne la lui fait pas ! On lui a réclamé le plat favori, celui qu’elle réussit à tous coups. Seiches. Les enfants confondent avec des poulpes, la bestiole est moche, ça ne fait pas de doute, trop de tentacules, d’yeux noirs qui vous regardent, et ce jus d’encre dégoûtant qu’elle va utiliser pour teinter le riz dont ils ne voudront plus…. Il faut une mayo aussi, elle délègue, elle a toujours eu du mal avec la mayo. Recette complexe transmise de génération en génération, lien.

Cela fait maintenant près de 20 ans qu’elle ne fait plus de seiches à la Sétoise, près de 20 ans que son rire ne résonne plus que dans nos têtes, que son corps ne passe plus les portes que dans nos souvenirs. La maison est intacte, la cuisine vivante, ce soir on sera encore une fois quatorze à table. Sans elle. Nous n’avons pas su cuisiner les seiches. Et ce soir, il y a des moustiques.

Moi, j’avais appris seule, dans les livres, pas auprès d’une mère qui aurait aimé cuisiner – et même manger – , non. Qui avait dit : apprends à lire, il y a des livres de recettes, tu te débrouilleras. Plus ou moins bien au début, et puis de mieux en mieux, et puis les rencontres de ceux qui savent, de ceux qui aiment faire, partager, manger avec, de ceux qui inventent et donnent à aimer, de ceux pour qui on veut faire, de ceux à qui on aime donner à aimer. Les épices, aux noms de voyages, éducation tardive. Il paraît qu’il s’agit de plaisir, mais le mot semble insuffisant.