#P8 | Anne Marie Straboni

Terra Vecchia, juillet 2020

Tu grandis en deçà des monts, tu es née trop tôt pour aller à l’école mais tu écorces les châtaignes pour payer le maître qui apprend l’écriture à ton frère. Tu es une fille des sentiers, ta mère ça la rend folle, elle dit qu’un jour il t’arrivera malheur, elle fait pour toi bien des prières, elle craint que tu te lèves en rêves, pense que tu pourrais être une mazzera, la nuit elle veille sur ta couche, prête à suivre ton double maléfique dans la forêt. Le dimanche tu descends de Paisolu pour aller à la messe, sur le chemin qui surplombe la vallée tu guettes les serpents, ce sont les seuls animaux qui t’effraient, au point que ton sang s’endort au bas de tes mains quand tu en aperçois, parfois tu te ramollis jusqu’au sol, pour conjurer le sort tu avances en accrochant ton regard au campanile de Saint Elie, s’il ne t’arrive rien tu fais le serment d’être sage jusqu’au dimanche suivant. Tu connais tous les chemins alentours, ton préféré c’est celui de Sant Agostino, au bout il y a les ruines d’une église, tu aimes t’y cacher, juchée sur un tas de pierre, tu fouilles le vallon et le ciel, tu scrutes l’horizon, s’il n’y a pas de brume tu peux voir l’île de Montecristo, tu observes la métamorphose des nuages, leurs ombres sont comme des créatures géantes sous la mer, tu écoutes le frisson des arbres quand le vent se lève, ces mouvements te bouleversent, cette émotion tu ne peux pas l’écrire, quand ça te déborde il y a des mots qui te viennent alors tu les murmures aux arbres et aux pierres, tu es certaine qu’il y a cachées dessous des créatures invisibles qui t’écoutent. Il y a une barque sur la mer, tu commences à te raconter une histoire, ce n’est pas une heure pour la pêche, sûrement un étranger à la dérive, et quand un inconnu surgit depuis les ruines de San Pancrazio, tu n’es pas surprise, tu l’attendais, bien que ce soit impensable que cet homme soit celui de la barque, à moins que tu ne te sois endormie, mais à regarder la hauteur du soleil tu sais qu’il ne s’est pas écoulé une heure, à moins que l’homme ne soit sorcier, tu le regardes attentivement, il n’est pas très grand, le front haut et des yeux couleurs de schistes, tu devines que des yeux pareils ne dissimulent aucune sorcellerie, tu restes muette et c’est lui qui te demande — dans une langue proche de la tienne — si on embaucherait pas par ici, alors tu te laisses glisser du tas de pierre, d’un mouvement du menton tu lui signifies qu’il peut te suivre. Tu ne t’étonnes pas de croiser souvent l’Italien au village quand les ombres s’allongent, parfois vous marchez côte à côte, tu veilles à ce que jamais ta main ne l’effleure. Un jour il te dit qu’il va partir, il n’y a plus de travail par ici, il va descendre dans la plaine pour les vendanges, tu sens tes mains s’alourdir. L’hiver est redoutable, durant des mois tu ne vois plus l’Italien. Tu as vingt ans, tu éconduis ceux qui prétendent. L’été suivant l’Italien revient au village, il te dit qu’il s’appelle Jean Joseph, qu’il prend la route pour Bastia, qu’on y embauche pour construire la ville neuve, tu sens un vide immense qui se diffuse dans ton ventre, dans ta poitrine, à cet instant tu sais qu’il faut quitter les chemins du Paisolu, que ta vie maintenant c’est avec lui, il t’apprend qu’il est veuf, que sa femme est enterrée au Piémont, et qu’il ne supportera pas de te perdre. Les jours passent, les mois. Tu vis maintenant près du port de Bastia, de la fenêtre tu aperçois l’église Saint-Jean-Baptiste. Tu berces la petite Stella hoquetante, tu humes les plis moites de ses bras potelés. Bien des années après ta fierté quand ton fils Louis t’apprend qu’il est promu aux Postes à Bastia. Un soir tu es seule dans le silence de la chambre de la rue du Lycée. Il y a dehors cette couleur bleue qui pèse sur ta poitrine, Jean Joseph n’est pas rentré. Des coups frappés à la porte. Dans tes mains ton sang s’alourdit, c’est Siméo Pasquini qui te l’annonce, ton mari il ne rentrera pas, il a été assassiné sur le chantier, il n’y a pas d’autre mots, il n’y a plus que le silence. Une nuit longue et ta rage.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

9 commentaires à propos de “#P8 | Anne Marie Straboni”

    • Aller à sa rencontre, avec en main une date et un lieu de naissance, et la mort du journalier italien, ça m’a émue, merci Brigitte pour la présence, toujours

  1. Comme une toute petite nouvelle, une toute petite bulle où l’on concentrerait les émotions d’une vie, une langue très simple aussi, très agréable à lire

  2. Toute une ambiance, une vie, un personnage, dessinés en peu de mots et quelques belles formules comme « tu éconduis ceux qui prétendent » ou « ton sang s’endort au bas de tes mains ».

  3. Quel beau texte, tout en sensations! Et pour continuer le relevé des belles formules, « Dans tes mains ton sang s’alourdit ».

  4. Merci Élise, aller chercher ces sensations pour lui donner vie, quel incroyable pouvoir nous donne l’écriture