#P8 | Michelle, ma belle

Pourquoi tant d'indifférence de ma part ? Pourquoi, lorsqu'il s'agit de choisir un personnage à tutoyer, tu ne viens qu'après un inconnu ou un parent très lointain ?  Alors, la consigne au pied de la lettre ! Tu m'autorises à te fictionner un peu ? 

1932. Vous vous installez à B. Ton père y a trouvé du travail, comptable dans une entreprise de négoce, petite bourgeoisie urbaine. Il y avait eu des vignes dans la famille mais le phylloxera est passé par là. Tu aimes t’installer dans le jardin, sous le palmier, sur le fauteuil en rotin qui te suivra toute ta vie. Ta mère, Joséphine, s’occupe de la maison et de ses quatre enfants. Tu es plutôt heureuse et choyée mais tu ne rêves que d’une chose : partir, voyager, voir du pays. Il faut dire que les sorties sont peu variées. Le dimanche vous vous habillez bien pour aller chez le pépiniériste ou au cimetière. Il fait beau, allons au cimetière.
Vous êtes beaux tous les quatre mais vos parents n’ont pas l’air bien gais. Au mariage de ton frère J., tu regardes les mariés avec un sourire, envieux peut-être ou narquois. Ce soir-là, tu as beaucoup dansé, tu as fait tourner bien haut ta robe à pois.

Tu as 22 ans à la fin de la guerre, l’armée vient de créer les Forces féminines de l’air et recrute des femmes pour travailler dans les transmissions. C’est pour toi ! ta formation de secrétaire convient. Tu es militaire mais surtout libre en cet après-guerre plein d’espérances.
Cette période restera ton meilleur souvenir, tu en parleras toujours avec bonheur et regrets. Tu portes bien le calot. Tes boucles claires s’en échappent joliment. Tu t’amuses avec les copines, en maillot de bain, bras dessus bras dessous dans les rues de Valence, Marseille, Saint-Raphael. Ta préférée c’était Michèle, Michèle P.

Tu vas à S. avec ta mère, voir la mer, sortir un peu. Ton père est mort, les frères et sœur ont quitté la maison et ta mère l’a vendue, trop grande pour vous deux. Vous marchez dans le village désert. En bas de la dune, une petite maison est à vendre. On viendrait vivre ici toutes les deux, on y serait bien, je m’occuperais de toi. Tu convaincs Joséphine de l’acheter. Deux mois après, la guerre est déclarée. Vous vous y installez au début des années 50 et, petit à petit, cette maison devient la tienne. Joséphine garde ton premier enfant, tu aimes te chauffer au soleil, marcher dans la dune, ça te rappelle Emily Brontë. Tu as l’impression de faire partie d’une petite aristocratie locale : ceux d’ici, pas ceux qui y viennent pour des vacances.
La période de liberté n’a pas duré très longtemps mais elle se prolonge ici, près de la mer.

Tu as arrêté de travailler à ta première grossesse. Tu n’es plus militaire mais ton mari l’est toujours. Effrayé, il t’annonce qu’il va partir en Algérie. Tu ne dis rien, tu sens le drame t’envahir. Tes frères avaient été mobilisés en 1940, tu as peur mais ne le montres pas aux enfants. Que vont-ils devenir, eux, sans père ? Et moi seule avec eux, ils deviennent forts, ils ne m’obéissent plus. Tu pressens la fin d’une période calme. Tu t’achètes une 2CV et commencent des années de solitude, de peur de la guerre, de la mort, d’espoir de retour même pour quelques heures. Tu te demandes ce qu’il fait là-bas, s’il est aussi triste que toi. Vous vous écrivez beaucoup, toujours les mêmes mots : la maison, l’école, les enfants. Tu aimerais lui parler de ce qu’ils vivent, tu aimerais qu’il leur montre ce qu’est un homme, tu aimerais leur montrer ce qu’est un couple, l’amour, la tendresse. Ils grandissent, ils n’en connaissent rien, vous seriez plus forts à deux.
Un soir de Noël. Il va venir passer quelques heures avec toi. La 2CV patine sur la glace, peine à monter la côte, finit par t’emmener à bon port. Cette nuit de joie, étape indispensable de tes fins d’années s’est transformée en gymkhana d’inquiétude. Le DC3 se pose, vous vous voyez une heure et il repart.
Tu repenses souvent à Michèle avec qui tu riais tant. Pas si belle mais vous marchiez d’un pas si sûr dans les rues des villes. Que vous étiez bien ensemble ! Tu l’avais présentée à Joséphine, elles s’aimaient bien. Tu cherches dans l’annuaire, tu la trouves, elle habite près de toi, tu prends la 2CV. Tu n’oses pas sonner.

1965. Après l’Algérie, il y a une tradition d’affectation dans les débris de l’empire colonial. Pour lui c’est Tananarive. Tu l’as suivi avec les enfants. Ce sera une bonne façon de recréer les liens, de se reparler loin du quotidien trop quotidien. Tu pleures beaucoup et te demandes sans cesse ce que tu fais là. Tu avais quitté un soldat, un héros comme dans tes rêves, tu as retrouvé un fantôme abimé par ce qu’il a vu ou ce qu’il a fait, tu ne l’as jamais su, il ne t’en a rien dit.
Pour les enfants, c’est plus simple. Ils vivent aussi dans une parenthèse de l’Histoire mais ils ont des copains, ils devinent ce qui se passe dans le monde.
Pour l’anniversaire de ta fille, tu veux lui offrir un disque. Ce que tu aimes, c’est plutôt la 5ème de Beethoven, Edith Piaf, Charles Trénet. A la maison, il y a aussi Richard Anthony et Petula Clark que ton mari a ramenés d’Algérie. Les enfants te font acheter Claude François, Hugues Aufray, France Gall.
Tu veux lui offrir quelque chose de maintenant et qui lui parle de toi. Tu expliques au disquaire que tu en as marre de ne pas être dans la vie du monde. Il vient de recevoir Rubber Soul.
Elle l’écoute sur le Teppaz familial, elle entre dans ton monde, un autre monde. C’est resté longtemps une de tes fiertés. Le dernier titre de la face A c’est Michelle.

Voilà. Tu as été mon premier personnage de fiction. Merci. RIP. 

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

4 commentaires à propos de “#P8 | Michelle, ma belle”

  1. Un tutoiement qui valait bien la peine d’être tenté, belle fresque pour ce personnage…