Paria

Le jeu des visages inversés

Ton visage au dessus du mien, retourné : une espèce de gueule incompréhensible et grotesque. Tes longs cheveux s’enracinent dans ma nuque, te dessinent une barbe, tes sourcils tracent des cernes en dessous des yeux. Entre les deux s’insinuent les rides du lion soudain changées en un genre de truffe, alors que ton front, dans cet autre monde, hérite de deux grosses lèvres et d’une moustache en guidon. Et puis, au beau milieu du simulacre, un rire transperce ton crâne comme une balle – fragments blancs, trou béant, rouge et noir. Une main venue de nulle part mélange encore les cartes.

Comme si

Comme si tu étais née d’un château de sable et qu’un jour l’enfant qui te créa te bourra de coups de poings. Comme si tes yeux ton nez ta bouche nourrissaient des rêves d’absence. Comme si tes cheveux pleuvaient des cordes sur ton portrait. Comme si ta peau – vitre embuée – crissait sous les caresses. Comme si chaque nuit, tes grimaces rejouaient le même disque.

Journal

17 janvier :

Je l’imagine de dos, une partie du corps masquée par une porte entrouverte. Son image se reflète dans un miroir au teint piqué des tâches sombres, vaguement éclairé d’un néon clignotant et blafard. Elle peigne une touffe épaisse de longs cheveux noirs, jusqu’à ce qu’une tâche qui se confond à celles du miroir, mais semble bouger en même temps que son visage, attire mon attention. Je resserre le cadre. Gros plan sur son reflet, une partie de sa nuque, son oreille et son épaule droite. Seulement, l’obstacle du néon, tel un muscle de l’œil qui tressaute, couplé à celui des salissures de la glace, m’interdisent de soustraire l’image de cette fille à l’ambiance générale. Je peux cependant avancer qu’elle est jeune, sans être adolescente, et qu’une trace, en tous cas quelque chose de pas commun, glisse de la tempe droite à la pommette – peut-être descend-elle jusqu’au bas de l’oreille et une partie de la nuque, à moins que ce ne soit qu’une ombre, car la parcelle de peau couvrant la pommette et la tempe est plus rose et semble froissée, pareillement aux parchemins. Par une sorte d’association bizarre me revient l’expression roumaine « a ii crapa obrazul de rusine» qui signifie « perdre la face », mais se traduit littéralement en Français par : « avoir la joue fendue à cause de la honte ».

18 janvier :

Il y a quelques années j’ai fait la furtive rencontre d’une femme, contrôleuse de train, amputée de la main gauche (sans ce détail je l’aurais sans doute oubliée). Je la croisai dans le Thalys quelque part entre Paris et Bruxelles. Elle avait logé sa poinçonneuse dans le plis du coude. Sa main droite attrapait nos billets tandis que les regards incapables de composer avec cette absence butaient sur l’anomalie avant de vite revenir sur autre chose – ses yeux, le voisin d’en face, le paysage derrière la vitre – comme on s’accroche au premier venu pour ne pas glisser.

L’enfant et la jeune fille

Long silence

Lui: ça fait mal?

Elle: Pas tous les jours.

Silence

Lui: Pourquoi des fois ça fait mal et des fois non?

Un temps

Lui: Hein? dis.

Elle lève les yeux en l’air et prend une grande respiration avant de répondre

Elle: C’est comme ceux qui se sont cassé la jambe, tu vois. Même si ça fait longtemps et que maintenant ils peuvent courir, sauter ou jouer au foot comme tout le monde, quand il s’apprête à pleuvoir par exemple, ça leur arrive de souffrir comme avant. Dès qu’ils sentent la pluie, la vieille blessure revient.

Il grimace en la dévisageant

Lui: Et si on habite un pays où il pleut tout le temps?

Elle: J’imagine qu’on s’habitue. On a toujours mal, mais sans y penser.

Lui: Euh… c’est pas possible, ça.

Elle: Bien sûr que si.

Lui: Ah ouais? Et comment c’est possible?

Elle: Je sais pas!

Un long silence pendant lequel il ne la quitte pas des yeux.

Lui: On dirait bien qu’aujourd’hui t’as un peu mal, non?

Sur l’automutilation du visage

« Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres » Dostoiesvski

«La meilleur manière de rencontrer autrui c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux » Levinas.

Défigurer : rendre quelqu’un méconnaissable. Donner une idée fausse de quelque chose. Déformer. Dénaturer. Dans la (dé)figuration se trouve l’idée de défaire. Du latin « figura » signifiant la forme, l’aspect. La défiguration serait presque déjà, dans sa définition, comme une fracture dans l’être ; ainsi la laideur dit quelque chose de l’envers du monde. Contempler la laideur c’est être dessaisi. De ce mouvement naît un bouleversement radical qui me défait de mes repères, des significations instituées, du spectacle d’apparition des choses. L’acte d’automutilation en lui-même n’est pas une pulsion de mort, mais au contraire, une pulsion de vie. Je me risquerais même à avancer que ce pourrait être l’expression, encore non conscientisée, d’une démarche artistique, voire même politique, du monde. Quelque chose entre la performance, l’art brut et le sabotage. D’ailleurs, l’automutilation n’est pas une pratique spécifique à l’être humain. Les primates et les volatiles y ont souvent recours pour protester contre la captivité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que chaque époque hérite de la révolte qu’elle mérite. Dans une époque sur-esthétisée comme la nôtre, où la question de la représentation de soi-même s’avère omniprésente, il est logique que sa réfutation prenne le visage comme support. Le monstre de notre société ultra matérialiste pourrait être, comme l’indique Michel Journiac, ce «  corps réifié, objet-conscience se contestant lui-même, aliénation se refusant dans le surgissement du NON ».

Paysage

Le temps a gravé sur l’écorce rugueuse du vieux peuplier des losanges et des crevasses aux significations bizarres. La base du tronc a été creusée par je ne sais quel insecte ou quelle maladie : le trou laissé est si profond qu’un petit enfant pourrait venir s’y loger sans problème. Une lourde branche se repose un peu sur le flanc de la dune puis s’élance en tanguant sous les bourrasques, tandis que la mer qui se fait entendre sans se laisser voir, gronde comme un chien malade derrière le dôme de sable. On gravit la dune en s’aidant des mains et de là-haut, dominant l’ensemble, on s’imagine que la mer perdue au loin aurait pu avoir été arrachée du paysage, laissant la plage à vif comme lorsqu’on a gratté une blessure. Au dessus glisse une machinerie de nuages fouillant les rayons d’un soleil pâle dans la chair veinée de vase et d’algues, où ruisselle une hémorragie de fluides bleus et noirs débordant des sillons plus profonds. Des bubons de mousse blanchâtre s’accrochent aux abords, se gondolant dans le vent comme une gelée immonde. À certains endroits c’est une ramification de petits vaisseaux éclatés qui infusent par touches tout un nuancier complexe de vert-brun sur le sable durci et sculpté de vaguelettes, à d’autres ce sont des boursouflures pareilles aux représentations des régions montagneuses sur les cartes géographiques en relief. Là dessous palpite une vie microbienne dont le souffle besogneux s’échappe des pores par petites bulles. C’est ici que se cachent les vives, ces poissons qu’on appelle aussi « sorcières » à cause de leur moue peu engageante. Elles s’enfouissent dans la matière en ne laissant affleurer la surface que leurs grands yeux mouillés et leur épine dorsale gorgée de poison.

Liste

Le front de Ian Curtis

Les sourcils de Frida Kahlo

Les yeux de Geronimo

La frange de Catherine Ringer à l’époque des Rita Mitsouko

Un peu de la tristesse de « la ramasseuse d’épaves »

Le côté punk de ma prof d’espagnol

Appel

Dimanche 22 décembre 2019

J’écris comme on lance une bouteille à la mer car il semblerait qu’un jour à l’hôpital, dans un hall de gare ou dans le couloir transi d’échos d’une prison, j’ai rangé un visage par inadvertance dans mes affaires. Je dis hall de gare, hôpital et prison comme j’aurais pu dire arrêt de bus ou salle d’attente. La seule chose dont je suis certain, c’est que ce visage fuit les lieux communs comme la peste – J’en arrive donc à cette conclusion : je passais par là, il souhaitait rentrer chez lui. Il me regarde au moment même où j’écris ces lignes et je comprends qu’il cherche à me dire quelque chose. Or, ce qui est sûr, c’est que nous ne parlons pas la même langue. Le bon samaritain d’homme occidental que je suis, nourri aux réflexes patriarcaux sur fond de culpabilité chrétienne, s’est empressé de croire qu’il avait affaire à une victime. Je l’ai donc invité à venir sur mes genoux, mais il s’y est opposé avec une telle violence qu’aussitôt je le rangeai dans la catégorie des sauvages. Qui plus est, je le soupçonne de se mouvoir en quatre dimensions. N’étant, pour ma part, parvenu qu’au niveau 3, ce que je prends pour de la réalité s’avère être un trompe l’œil. Cela m’angoisse à tel point que mon inconscient s’empare de la question pour la travailler dans mes rêves. L’autre nuit par exemple, je me suis retrouvé sage femme. Il y avait en face de moi un ventre nu et gonflé, un sexe féminin, des cuisses écartées, les pieds reposant sur les étriers. Armé d’un monitoring je faisait voyager nerveusement une espèce de manette lubrifiée sur le ventre de la femme inconnue, pendant que, simultanément sur l’écran, apparaissait l’image d’un visage déformé. Ne serait-ce que pour ma santé mentale et l’hygiène de sa vie personnelle, il est grand temps que ce visage retrouve un corps pour le véhiculer. Ensemble nous avons pris l’habitude de nous promener tous les jours à la plage. Il affectionne tout particulièrement le grand air. Je le sais jeune, bien qu’il semble avoir beaucoup vécu. Je reconnais en lui la même patience qui accompagne les enfants malades, mais j’ai la vague impression qu’il ne faudrait pas trop se fier à la drôle de tâche qui cours sur son profil. Selon moi c’est une ruse de caméléon. Je n’ai pas encore bien compris ce qui anime ce désir constant de brouiller les pistes, ce besoin de sans cesse vous repousser dans vos retranchements ; serait-ce un cri d’alarme, un plaisir sadique, un souci de vengeance, une manière de snobisme, une tendance paranoïaque, bipolaire, un coup de génie ? Je peux affirmer en revanche que cette tâche n’est pas contagieuse (bien qu’elle titille un peu là où ça fait mal) et que le visage qui en est dépositaire ne mord pas (bien qu’il exècre les caresses). Si vous avez ne serait-ce qu’une petite idée de qui se cache derrière ce visage, merci de me contacter.

Cordialement,

Franck.

A propos de Franck Laisné

À 10 ans j'ai rêvé de devenir écrivain, à 30 je suis devenu acteur. Je noircis des carnets où je passe mon temps à me plaindre tout en nourrissant vaguement l'idée d'en faire un autodafé. J'aime les villes du nord à priori sans charme où les autochtones n'ont d'autres choix que de rire d'eux mêmes. J'aime mon prénom, pas mon nom de famille. Je préfère la bière au vin, le salé au sucré, l'amer à l'acide, le silence à la connerie. J'ai de la suite dans les idées, comme on dit, mais je suis fainéant. Je n'ai pas peur du vide ni de l'ennui, bien que beaucoup d'autres choses m'effrayent : les fascistes, le nucléaire, le patriarcat, l'intolérance, la bureaucratie, la police et les araignées.