#photofictions #01 | le chaman des mélèzes

Le chaman des mélèzes, légèrement penché, bras écartés, salue la forêt. De longues herbes sèches agencées en faisceaux parallèles dirigés vers le bas dessinent son grand manteau.

Des séries d’arbres déracinés se construisent depuis trois ans. S’apprêter à réaliser une nouvelle photographie du pied d’un grand mélèze dans les Alpes du Sud. Son nom s’est imposé Chaman des mélèzes. Une attention particulière pour la série de celui-ci. Capter, révéler l’étrangeté d’une perception singulière. Prendre aujourd’hui l’appareil Lumix, objectif Leica, dans la poche, les bâtons de randonnée, rejoindre comme chaque année ce Chaman des mélèzes soumis à toutes les saisons à 1700 m d’altitude. Le rendez-vous a lieu en août, après le 15, lorsque peu de monde fréquente la station alpine. Préparer cette rencontre, ouvrir son esprit et ses sens, réaliser plusieurs clichés sous tous les angles, se laisser porter par l’intuition pour mieux le capter, l’observer et vérifier sa façon d’évoluer dans le temps. Ressentir et faire ressentir cet arbre déraciné comme un être vivant ancré dans cette haute montagne ouvrant au monde du rêve. Faire un gros plan sur l’unique racine rouge. Absente dans la précédente série. Comment avait-elle pu échapper au regard ? S’émerveiller de sa présence, de son énergie irradiante. Si quelqu’un est sur le chemin ne pas s’arrêter, attendre, contempler de loin. Revenir sur ses pas, s’approcher enfin. Regarder cette masse à l’apparence singulière, se mettre à genoux, la terre est mouillée ce matin, une pluie drue est tombée toute la nuit, choisir un minuscule entrelacement de racines pas vu l’année dernière, peut-être n’était-il pas apparent en ce temps, approcher son appareil photographique puis l’éloigner, vérifier la netteté du cliché, acceptable, se relever, contourner la forme et examiner la couverture, le manteau. L’œil photographique voudrait tout embrasser, choisit la plongée puis la contre-plongée pour ne rien laisser échapper. Ressentir son incompétence et en même temps une sorte de symbiose avec le sujet capturé. Se relever, hésiter à repartir, se baisser et voir une petite cavité sombre d’où s’écoule un liquide verdâtre, approcher son doigt, l’enduire du liquide, l’essuyer sur une des racines rugueuses, vouloir comprendre, accepter de ne pas y parvenir. L’orage gronde, des ombres nuageuses enveloppent le chaman, partir, faire une dernière photo d’ensemble, avoir du mal à se détacher, emporter la dernière image.

En déséquilibre, passage dans une autre dimension, une autre logique.

Entrelacs de racines, de radicelles recouvertes par endroits d’amas de terre solidifié, sorte d’anneaux qui parcourent ces lignes, ces chemins mis à nu, réseau labyrinthique qui abrite insectes, vers et bactéries invisibles. De nombreuses cavités de dimensions multiples entourent la naissance des racines. Ces dernières semblent bouger.

La plus grosse racine ressemble à une tête d’oiseau de proie tournée vers le ciel prolongée par un cou muni de multiples pattes, une tête étrange qui interroge. Sur le côté gauche une plante à longue tige a trouvé les substances nécessaires à son existence, elle est là, toute seule dans sa verdeur et son humilité. Les verts des feuillages et de l’herbe accentuent la prestance du chaman.

Et plus à gauche encore une racine rougeâtre comme si du sang coulait.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

14 commentaires à propos de “#photofictions #01 | le chaman des mélèzes”

  1. On suit avec beaucoup d’aisance et de curiosité la narration, avec la sensation que l’on est là, juste derrière et qu’on nous raconte une histoire très mystérieuse, à suspense presque.

  2. Merci Marion de votre écho.
    Ce mélèze déraciné « me prend par la main » chaque fois que je lui rends visite ! Il dégage quelque chose de vraiment mystérieux. Si je suis parvenue à le traduire, cela me fait vraiment plaisir.

  3. Incroyable comment on est embarqué pour faire connaissance avec ce chamane qui reste néanmoins avec tous ses mystères. Quel sens de l’observation, quel poésie dans vos mots. Merci

  4. Très beaux textes entrelacés !
    Tu nous emmène au plus proche de cet arbre et c’est très bien de tourner autour avec toi et dans ton regard aiguisé.
    Un grand merci pour ce beau moment de lecture !

  5. Mots qui dégagent à la fois la puissance et la déchéance de l’arbre abattu qui ne se résout pas à disparaître
    on le revoit comme il était avant, haut et fort
    et on ressent bien qu’il continue à respirer, cette racine rouge « comme si du sang coulait »…

    • Ton passage compte, tu le sais .
      Oui puissance et déchéance ou plutôt métamorphose de cet arbre mis à terre qui s’anime d’une autre vie plus subtile.

    • Muriel,tellement merci de vous être arrêtée sur ce texte et d’avoir ressenti ce que j’ai essayé de transmettre, le mystère de ce mélèze.

  6. Un hommage poignant à l’arbre qui résiste, muet, au passage du temps. Quelque chose de mystérieux et profond nous atteint à la lecture de ce texte. Merci infiniment, Huguette !

  7. Grand merci Helena de votre écho. Oui c’est un hommage que je voulais arriver à exprimer.
    Ce matin encore je l’ai approché, photographié et j’ai découvert d’autres éléments mystérieux.

  8. J’ai commencé par regarder les photos, intriguée, cette forme imposante, ce qui s’en dégage de dérangeant, de beau, de mystérieux.
    J’ai ensuite lu le texte, approche documentaire, et par petites touches agréables, un moment plus intime, un autre, comment vous approchez le Chaman des mélèzes, comment vous le vivez, le ressentez.
    Superbe !
    Merci.

  9. Merci Annick, votre commentaire me touche.
    La manière dont je ressens cet élément étrange chaque fois que je m’approche de lui m’ouvre de bien curieux horizons !