#photofictions #03 | corbeille

Je venais d’acheter un nouvel appareil photo. Un Pentax, le modèle KS2 plus précisément. L’histoire de cette photographie commence ainsi : nous étions à table depuis plus d’une heure peut-être deux. J’avais emmené mon nouvel appareil numérique sur lequel j’avais monté un objectif manuel, un de ces anciens objectifs d’avant le numérique. Il fallait aller dans le menu de l’appareil afin qu’il accepte la bague de montage. Il s’agissait d’un objectif 50 mm de focal 1,4, donc lumineux et donnant la possibilité d’obtenir de très beaux bokehs. Bokeh, un mot qui venait d’entrer dans mon vocabulaire. Cependant un 50 mm avec un capteur APSC équivalait à un 80 mm, je prenais donc du recul et je sortais totalement de la scène avant de déclencher. Je ne l’avais utilisé que pour photographier des fleurs de cerisiers et autres végétaux, quelques insectes. En tournant la molette qui fait défiler les photographies, je passe encore de ces images printanières à celles de l’hiver. J’étais en bout de table. L’objectif lumineux me permettait de photographier en espace clos dans l’obscurité d’une salle à manger décorée pour le réveillon de Noël. L’éclairage d’un lustre écrasant avec gourmandise des plats de circonstance, des assiettes de porcelaine, des verres de cristal, des couverts brillants, des serviettes à motifs joyeux, bien qu’hivernaux, des reflets de guirlandes électriques jusque sur l’orange des carottes râpées, des asperges bleutées et des toasts bariolés. Autour du plat principal — ce qui avait certainement été un gros oiseau maintenant entouré de marron — une famille heureuse d’être présente, rassemblée comme dans un tableau à l’huile hollandais, les joues et les nez rougies par quelques verres d’un excellent vin posé sur son support d’argent et aussi par la bûche qui derrière crépitait dans sa flamme festive et chaleureuse, aux degrés Kelvin plus élevés qu’un soleil. Cette photo ressemblait vraiment à une toile flamande. Au mur était une marine : une petite embarcation de pêcheur à voile rouge agitée par la surface sombre et houleuse d’une mer pas plus grande qu’une mare, le ciel y était orageux. Les lampes électriques du sapin ajoutaient des touches inquiétantes à cette scène de pêche sans pêcheur, l’huile jaunie captait les divers clignotements extérieurs, au-dessus des visages rieurs, une nature morte. L’un des enfants présents bâillait et puisque le grand-père était flou, la photo n’avait pas été retenue et mise à la corbeille.  

A propos de Romain Bert Varlez

J'écris pour mieux lire.

4 commentaires à propos de “#photofictions #03 | corbeille”

  1. belle idée que d’aller fouiller des corbeilles à papier pour dégager l’histoire…
    ton récit tisse la technique et l’intime, superbe
    en lisant j’ai vu des tas de films et lu des tas d’histoires entre les lignes…