#photofictions #03 | ton miroir

Assiette. Six mégots sur le bord. Écrasés. Reliefs du repas. Encore traînant. Traces mal essuyées. Cendres. Restes de sauce. Collés. Couverts en vrac. Paquet de clopes. Sans filtre. Presque vide. Légère plongée. Coudes sur la table. Étalés. Verre en main. Cigarette en main. Liquide transparent. Fumée. Volute verticale. Bouteilles. Vin rouge. Plusieurs verres. Plusieurs tailles. Vodka russe. Étiquette rouge. Piment. Épaules basses. Tête et cou rentrés. Lunettes cerclées. Penchées un peu. Cheveux très courts. Visage à la Bertolt Brecht. Fixé. Rictus sourire éméché. Face pâle. Regard caméra. Surpris entre deux paroles. Air enfumé. Légèrement trouble. Cendrier plein. Hors de portée. Fouillis de plats délaissés. Grand couteau à découper. Lame vers le haut. Une main seule et supplémentaire joue avec. Apprécie le fil. Index. Journal plié. Bord de table. Nappe blanche tachée. Cercles flous. Lie de vin. Croûte de pain. Instant. Documenté. Ce soir-là. Ivresse.

Je serai ton miroir. Sans filtre. J’appuierai sur le déclencheur. Toi avachi sur cette table. Dans ta position entre deux paroles. Au milieu des reliefs. Reflèterai qui tu es. Monstre saisi dans le domestique. Relief parmi les reliefs. Fumant tes cigarettes. Au cas où tu l’ignorerais. Écrasant les mégots dans l’assiette mal nettoyée. Je serai le vent la pluie et le soleil couchant. Ces éléments hors de l’appareil vers toi. La lumière à ta porte quand tu es à la maison. Chez toi avec des amis et une photographe. Quand tu penses que ton esprit n’est que nuit. Je te prendrai tel que tu es avec ta noirceur. Que tu te sens tordu et méchant à l’intérieur. Avec ta noirceur et ton innocence crasse. Laisse-moi être à tes côtés toi qui es aveuglé. Et tu te crèveras les yeux à devenir notre acrobate. Allez baisse tes mains. Que je puisse faire le cliché. Puisque je te vois. À travers le liquide transparent un peu adhérent aux parois du verre. C’est dur d’imaginer que tu ignores. Toi avec ton ivresse-transfiguration. La beauté que tu es. Toi avec ta face pâle qui sourit à peine. Mais si tu ne me laisses pas être tes yeux. Fixés par mes yeux chambre noire. Une main dans tes ténèbres pour te rassurer. Une main qui touche le fil du couteau et l’apprécie au milieu de la table. Quand tu penses que ton esprit n’est que nuit. Derrière tes lunettes cerclées penchées vers le soir reflétant le soir. Que tu te sens tordu et méchant à l’intérieur. Je chasserai avec des biais toutes les réflexions. Laisse-moi être à tes côtés toi qui es aveuglé. Toi qui ne vois plus les effets de tes excès que je capture. Allez baisse les mains. Je vais te photographier comme tu ne te représentes pas. Puisque je te vois. Perdu au cœur du banal. Je serai ton miroir (reflèterai qui tu es). J’utiliserai du film positif. Je serai ton miroir (reflèterai qui tu es). Je projetterai ton ombre colorée sur le mur. Je serai ton miroir (reflèterai qui tu es). Avec une musique langoureuse et obsessionnelle. Je serai ton miroir (reflèterai qui tu es). Je serai ton miroir.

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

22 commentaires à propos de “#photofictions #03 | ton miroir”

    • Merci beaucoup Jacques pour ton retour.
      Oui ça prend comme une bluette vicieuse du Velvet.
      I’ll be your mirror.

  1. Merci Fil pour ce très beau texte intense, précis… et qui me donne envie d’écrire, de raccrocher le cours de l’atelier.

    • Un très grand merci à toi Muriel !
      Je suis vraiment heureux de t’avoir donné envie de continuer à écrire.
      Vivement le plaisir de te lire !

    • Helena mille fois merci !
      J’espère avoir approché un peu l’esprit de Nan Goldin grâce au Velvet Underground.

    • Un grand merci Danièle pour ton message ! Nan Goldin est une très grande photographe et je me suis laissé porter par sa force.

  2. (je te cherchais depuis deux jours, me demandant ce qui t’était arrivé, toi qui est toujours dans les premiers, si réactif, et ton texte n’était pas encore là)
    et maintenant je le lis, et il est magnifique
    tu as gardé ton style habituel pour le description et puis tu as ouvert la vanne avec « je serai ton miroir » et là tu nous emportes loin…
    une réussite

    • Un très grand merci Françoise pour ton message ! Je suis vraiment content que ces deux textes te plaisent. (J’ai eu trop peu de temps cette semaine pour lire les contributions et pour y réagir mais je vais essayer de me rattraper…)

  3. « Je vais te photographier comme tu ne te représentes pas »
    l’inquiétante force de ton texte en lumières noires

  4. Fil, bien beau texte
    une plongée photo-littéraire et musicale (rythme, répétitions), un envoutement, comme un journal intime singulier

    • Très grand merci à toi Huguette pour ce beau retour ! « I’ll be your mirror », une chanson déjà envoûtante en soi.

  5. Oulala, c’est magnifique ce truc ! De bout en bout. Le terme relief aussi m’intéresse ici. Tes deux textes en miroir qui s’illuminent l’un l’autre. La photo est devenue totalement superflue. Les autres ont dit tout ce qu’il fallait pour ta 3. Je suis d’accord. Merci, Fil.

  6. Bravo Fil, c’est un monologue remarquable, la thérapie de l’oeil qui renvoie l’obscure pesanteur de l’être, la danse rythmique de tes mots, presque à chorégraphier… c’est aussi un spectacle sonore que de te lire !

    • Merci Françoise, mille fois merci pour ton message !
      J’ai beaucoup aimé écrire ce texte et je suis vraiment content qu’il soit apprécié.

  7. Sombre mais cogne fort l’alternance des deux textes est très réussi on retrouve « ta patte habituelle » et plus encore
    « Monstre saisi dans le domestique. Relief parmi les reliefs. » Beau

  8. Il est vraiment formidable ce texte. J’admire d’autant plus que j’ai complètement bloqué sur cette proposition, que j’ai fini par décider de sauter d’ailleurs.

    • Merci mille fois Cecile pour ton message !
      Moi, c’est sur la proposition #05 que j’ai totalement bloqué…