#photofictions #05 | Garder les rushs

C’est elle qui décide. Moi j’exécute. Il est prévu que je la suive à certains moments durant la soirée. Elle me fera signe et je la suivrai, mon appareil à la main. Je fais ça pour rendre service. Je ne suis pas professionnel, juste un amateur. Au cas où, j’ai un trépied mais je filmerai majoritairement au poing. Elle m’a donné peu d’indications. Il faut que ce soit vivant, gai, festif. Des plans serrés, des travellings sur l’assemblée. Après, je verrai au montage, je ferai des fondus, des accélérés. Ça m’amuse. C’est même ce qui m’amuse le plus parce que filmer, sinon, c’est rasoir.
Elle est plutôt jolie, c’est une amie d’amie. Blond cendré, des yeux gris, une robe bizarre, trapézoïdale qu’on croirait sortie d’un mauvais défilé de prêt-à-porter se croyant pour de la haute couture. Orange vif. Pétard. Les chaussures oranges aussi. Tape à l’œil. Mais pas tapageuse.
Elle, c’est le témoin, c’est pour ça la tenue excentrique. Pourquoi faut-il que dans les mariages, les gens, enfin les femmes, se croient obligées de porter ce genre de truc ?
Moi j’ai un costume low-cost que j’ai acheté il y a longtemps. Comme il est noir, on ne voit pas trop qu’il est un peu élimé par endroits.

On passe de table en table. Elle me présente comme le réalisateur du film de la soirée. Tu parles, Charles ! Moi je filme en plan rapproché tous ces visages, des jeunes, des vieux, même des enfants ; des qui chuchotent, des qui parlent trop fort ; des déjà hilares, d’autres qui on l’air de se faire chier. Déjà, alors que tout ne fait que commencer.
Il y a des montres de prix, des boucles d’oreilles en toc, des crânes glabres et des cheveux fraîchement sortis de chez le coiffeur. Il y a des smartphones et des briquets qui traînent sur les tables, des sacs à main sur les dossier, des gilets de lainage, et des foulards vintage. Il y a des tubes de rouge à lèvres qui sortent de leur étui pour corriger un maquillage effacé.

C’est elle qui pose les questions.
Vous pouvez nous dire qui vous êtes ?
Un invité du côté de la mariée ou du marié ?
Vous êtes venu à six, vraiment, de si loin ?

Eux ont fait six heures de train, deux changements, sont crevés mais heureux d’être là. D’autres, je le saurai plus tard, sont venus en avion des Etats-Unis, d’autres encore d’Espagne.
Oh, félicitations, vous je faites pas votre âge ! dit-elle en minaudant à l’arrière-grand-père du jeune marié qui gonfle sa poitrine creuse de vieillard comme un jeune coq.
Ça prend du temps tous ces portraits. Évidemment, il ne faut oublier personne. Soyons exhaustif, n’est-ce pas ? Alors, on continue, on fait le tour des tables. On fera les mariés plus tard dans la soirée. Le dîner va commencer, on fait une pause.

Je mange les mêmes plats que les convives officiels. Je me considère comme officieux, tout comme le groupe de musique, qui mange en décalé, tout comme le photographe professionnel, dont les appointements ne doivent rien à voir avec les miens.
Après l’entrée, j’en profite pour faire des plans larges des tables, de la scène sur lequel le chanteur vient d’entamer running up that hill. Un vieux tube remis au goût du jour par une série pour jeunes. Tant mieux, j’adore Kate Bush, j’étais même un peu amoureux. Évidemment avec une voix de mec, c’est autre chose.
Le chanteur a un air propre sur lui. Même très chic. Le reste du groupe aussi, Je fais glisser l’image pour capter la musique, en garder un maximum. C’est toujours mieux comme ambiance sonore que le brouhaha, cet écho que renvoie la salle, son acoustique non appropriée.

Je file tout au fond de la salle pour un gros plan général avant le plat chaud. De la volaille, des légumes. Du basique mais plutôt bon. Je sauce et je reprends mon apn.
Je fais des gros plans de couverts dans les assiettes, ça s’entrechoquent, ça claque mais rien de clinquant, juste des gros plans de bouches qui mâchent, de lèvres qui s’ouvrent sur les morceaux de viande. Juste des yeux qui jouissent.
C’est délicieux.
Cette sauce c’est quoi ?
Tu veux mes carottes ? Je n’aime pas ça.
S’il te plaît, ressers-moi du vin.
Tu as vu le dernier film de… ? Non mais j’avais lu le livre de…
Je crois que je vais changer de job, je n’en peux plus.
Vous partez où cet été ? Nous on s’est décidé pour la Patagonie. Un vieux fantasme.

Rien d’indiscret à ce stade. Juste des échanges normaux durant un dîner normal.

C’est là que ça a dérapé. Ce mec devait avoir bu bien avant pour être à ce point torché. Le genre minet, sourire étincelant, plutôt joli garçon. Le genre qui le sait.
Vient d’essayer d’embrasser sa voisine. Qui n’a pas osé lui retourner une gifle. Tu penses, pas du genre à faire des esclandres au milieu d’un mariage. Cette fille empourprée a décalé sa chaise de quelques centimètres. Comme si ça allait changer quelque chose.
Moi, je me suis approché avec mon appareil. Pour une fois que ça devient marrant. Je me suis planqué dans un coin, derrière un pan de mur. Je filme.
Le gars relève la tête, pivoine lui aussi. Il a tombé la veste, déboutonné sa chemise. Il s’est débraillé et c’est comme un passage obligé à ce qui va suivre. Il s’adosse et son assise négligée, tête renversée, semble sa zone de confort.
La mariée est une pute.
Il a juste chuchoté mais tous, à la même table, ont entendu. Moi aussi. En revanche, pas sûr d’avoir pu capter le son. Il réitère à voix haute, comme si les autres n’avaient pas compris.
La mariée est une pute. Elle a trompé son mec avant-hier.
Il s’est redressé et regarde tous ses voisins de table, offusqués, blêmes.
Enterrement de vie de jeune fille. Il a bon dos l’enterrement. Sauf enterrer sa fidélité. Parce que sa virginité…
Les visages se décomposent davantage. Le gars a un peu haussé le ton. Autour, des gens se retournent sans réaliser vraiment ce qui se passe, en dehors du fait que le jeune homme est ivre.
Et vous savez avec qui ? Avec moi !
Il vient de crier et là, tout le monde regarde vers lui. Partout ça parle à voix basse, ça s’inquiète.
Jusqu’à la principale intéressée qui ne sait plus si elle doit l’empêcher de parler, l’ignorer ou se cacher sous la table.

Là, je sens qu’il faut que j’arrête de filmer. Ce passage, ça ne restera pas. Coupe franche assurée. La commanditaire rapplique et me fait ses gros yeux, interrogateurs, soucieux, affolés.
Elle aura son documentaire bien net, sans bavure, un joli petit souvenir du meilleur jour de la vie de sa copine. Mais je compte garder les rushs éliminés pour des projets plus perso, un docu-fiction à ma façon. Oui, je garde les rushs.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie (https://perlevallens.photo). La poésie se tisse de mots et d’images, les uns nourrissant les autres. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique aux éditions Tarmac, ceux qui m'aiment. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

15 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Garder les rushs”

  1. Très bon. Belle idée pour s’accrocher à la consigne mais surtout une nouvelle écrite, rythmée et tout et tout. Merci pour ce bon moment.

  2. Jean-Luc a écrit très bon. Je suis d’accord avec lui. Il a bien résumé le ressenti à la lecture, très réussi. Un personnage photographe que l’on découvre. Une ambiance, un décor, des personages, des objets, de la musique, des choses à manger avec les bouches filmées et un anecdote en sus bien amenée, bien décrite, beau titre vraiment en sus ! Merci

  3. Très bien amené, bien rythmé et on ne s’attend pas du tout à ce « dénouement ». Beau moment de lecture !

    • Beaucoup de choses peuvent advenir dans une soirée. Plus elle est officielle, voire compassée, plus la distorsion et la mise en abîme peuvent être grandes. J’aurais pu pousser le bouchon, et pousser tout court, j’ai raccourci pour que ce soit lisible sur le blog collectif. Pas exclu de rallonger pour en faire une vraie nouvelle.

  4. Ton texte se lit comme une nouvelle, l’intrigue est née. Le rythme est rapide, qui correspond à l’effet de captation caméra. Ça fonctionne bien. Je me demandais concernant la mise en abyme, si tu partais d’une scène de film ou non, ton matériau propre.

    • Le cinéma influence c’est sûr, et mon écriture est souvent cinématographique (j’ai longtemps été cinéphile mordue, jadis je voulais faire des études de cinéma ^^) ; il y a plusieurs films qui tournent autour de cette mise en scène, d’un truc qui vrille dans une soirée. Peut-être le plus prégnant pour moi est celui de Thomas Vinterberg, Festen. On est très éloigné de l’histoire mais quand même, c’est celui auquel je pense le plus…

  5. Je pensais à Festen aussi…
    merci Perle pour cette explosion, ce décalé, ce truc qui tourne mal… jubilation… et la contrainte qui a donné naissance à ça, on l’a oubliée et c’était peut être le but ?…