#photofictions #05 | les rushes Bái-Hǔ, official cut

Si je dis que je connais Le Gardien ils m’arrêteront. Si je dis que je ne le connais pas ils me conduiront dans une de ces chambres à ultrasons répulsifs pour une série de tortures entrecoupées du visionnage d’images de vidéosurveillance où l’on m’apercevra en compagnie du Gardien. Car ils trouveront des images de moi avec le Gardien, forcément, leurs caméras sont partout, dans le moindre interstice, ils nous trouveront parmi les millions d’images dont ils disposent. Et si j’essaie de finasser, comme demander qui est Le Gardien, ce sera pire. Quoi que je dise, je suis piégé.

Sur les premiers plans d’Embracing Bái-Hǔ, an attempt, on suit deux jeunes gens longeant le Bas-Relief de l’Infinie Clémence, leurs visages frais, souriants, devant les joues les yeux de métal des étudiants sculptés sur le Bas-Relief. Une lumière comme mouillée imprègne l’atmosphère. Après un regard rapide à la sculpture du Grand Homme, ils descendent les marches de l’esplanade en courant et se dirigent vers le fond de la place. La caméra reste quelques secondes fixée sur l’esplanade Bái-Hǔ, déserte, avant qu’on ne retrouve les deux jeunes gens sur le port, marchant le long d’un quai tandis que le générique du documentaire commence à se dérouler avec en fond musical une version électronique assez réussie de The moon mirorred in the pool.

J’ai tout de suite accepté la commande pour le jubilé de l’Infinie Clémence, on m’avait assuré que j’aurais carte blanche, qu’on souhaitait ma vision d’artiste sur Long Mercy Camp, sur l’esplanade Bái-Hǔ, et qu’en aucun cas on n’attendait de moi un film de propagande comme celui réalisé il y a trente ans. J’ai accepté malgré la petite voix en moi Non, te mêle pas de ça, la petite voix qui répétait tu sais bien que tu n’auras pas toute latitude ou ça va t’attirer des ennuis mais naïvement j’ai pensé qu’on pouvait essayer de faire quelque chose, ne sois pas si crédule insistait pourtant la voix, oui faire quelque chose pour dépoussiérer la vision officielle du documentaire réalisé il y a trente ans. Et comble de la naïveté, je pensais aussi que mon statut d’artiste étranger me protègerait.

Une multitude de visages en gros plan, heure d’affluence au marché de Long Mercy Camp, des mains qui se tendent qui désignent des marchandises, des regards curieux, avides, des bouches qui prononcent des mots qui se perdent dans le brouhaha général. Le visage des commerçants, patientant en attendant que les clients se décident. Dans la profondeur de champ, des silhouettes qui cheminent dans les allées, s’arrêtent devant des étals, et l’ombre floue des gratte-ciels surplombant le marché. Zoom sur des corps luisants de poissons, nageoires déployées, gueules ouvertes sur un lit d’algues brunes et de glace. Dans la file d’attente d’un poissonnier, un couple d’une cinquantaine d’années, une jeune femme en uniforme, un homme âgé, frêle, aux cheveux blancs lissés en arrière.

Je connaissais mal l’histoire de l’esplanade Bái-Hǔ, de la révolte des étudiants, d’ailleurs qui connait la véritable histoire ? Les témoins directs ont disparu, les sources aussi, tout le récit tient dans les éléments de langage officiels. Les quelques voix critiques qui s’élèvent parfois de l’étranger, sont aussitôt discréditées parce qu’extérieures. J’ai conçu mon film comme une ballade au sens musical du terme, où je voulais faire émerger quelques interrogations, une autre façon de regarder le Bas-Relief. Mais toute question sur l’esplanade, sur le bas-relief, sur le passé de K. est impossible. Et j’ai vite compris que le film qui aller porter ma signature visuelle et mon nom corroborerait le discours officiel, sans aucun écart. Je n’aurais pas le dernier mot, le final cut.

Deux mains à plat sur la surface métallique d’une petite table. La peau un peu flétrie, tachée, les doigts longs. Une voix off, un homme âgé parle. J’avais quatre ans au moment des événements, je ne comprenais pas tout, il y avait une grande agitation chez moi. Une de mes tantes, la plus jeune sœur de mon père, occupait la place avec d’autres étudiants. Des centaines d’étudiants. Les mains se croisent. Une petite tasse remplie de liquide fumant – du thé ? – vient d’être déposée sur la table. Une nuit, toute une nuit, des odeurs de fumée, des cris, des bruits nous parvenaient de la place, des bruits terrifiants, parfois comme des explosions. Nous n’avons pas dormi, j’étais blotti contre ma mère. Silence. Les mains entourent la tasse. Mon père a pu la voir après son arrestation. Quelques minutes. Il y a eu des jours d’angoisse puis le soulagement. Mes parents m’ont expliqué après, quand j’étais un peu plus grand. Le Grand Homme avait déclaré qu’il pardonnait la révolte, les étudiants seraient libérés après un séjour dans un camp de rééducation. Mon père a très vite reçu une carte de ma tante. C’était le soulagement. Une main soulève la tasse, l’autre reste posée sur la table. Mon père a mis deux ans peut-être trois avant de comprendre que quelque chose clochait. Les lettres qu’il recevait deux fois par an étaient trop formelles, elles ne répondaient jamais aux questions que mes parents posaient dans leurs lettres. Les visites qui devaient être autorisées après un an étaient sans cesse repoussées… Alors avec un de ses amis, il a décidé de se rendre au centre de rééducation, à plus de deux mille kilomètres au nord, dans une zone semi-désertique. Doigts croisés, les mains sont ouvertes, paumes dirigées vers le haut.  On ne les a jamais revus. (La dernière partie de la séquence a été coupée. Malgré cela, une sensation de forte angoisse émane de la scène.)

Le nom du Gardien n’apparaît pas au générique d’Embracing Bái-Hǔ. À sa demande. Pourtant mon film tel qu’il est n’aurait pas pu exister sans son concours, sans son exceptionnelle maîtrise technique. C’est lui qui m’a permis d’infiltrer les rushes Bái-Hǔ dans la version finale du film. Les rushes Bái-Hǔ, c’est-à-dire tout ce que j’ai coupé en pensant que ça ne passerait pas auprès des autorités de K. De l’autocensure, en quelque sorte. Le procédé qu’il a employé pour greffer dans le documentaire des images et des sons de manifestation, de déprédation, des témoignages à charge tient de l’orfèvrerie : incruster des micro-parcelles d’images et d’audio dans le flux des images visibles. Beaucoup plus subtil (et difficile à maîtriser) que l’intercalage d’images subliminales que pratiquaient certains publicistes ou cinéastes occidentaux au vingtième siècle. C’est cette incrustation qui confère à mon film son ambiance si particulière. En ce sens on peut dire que mon film relève de la manipulation. C’est exact, d’une certaine façon. Par extension, on pourrait dire que toute production filmée, écrite, peinte, procède de la manipulation si on appelle manipulation la volonté de produire chez le spectateur certaines émotions en disposant d’une certaine façon les éléments dont on dispose.  

Devant nos yeux, l’esplanade Bái-Hǔ : les nuages se précipitent au-dessus du Bas-Relief de l’Infinie Clémence et traversent l’image de gauche à droite, inlassablement, leur ombre glisse furtivement sur les reflets du métal sculpté, la nuit est là, les lumières scintillent, les lumières s’éteignent, le petit jour, l’installation des étals, des camionnettes blanches, des gens qui accourent au marché avec leur sac de provision, leur démarche frénétique, le soleil monte à la verticale, les gens repartent du marché leurs cabas grossis sous le bras, des agents de nettoyage rincent les sol à grands jets d’eau, des trombes de pluie cinglent les visages de métal éclaboussés par le soleil couchant, des touristes regardent le Bas-Relief, des nuages lourds traversent l’image, une nouvelle nuit, un nouveau jour…  le time-lapse sur l’esplanade Bái-Hǔ dure une minute et vingt-et-une secondes.

Pour vous les oubliés, les sacrifiés, les disparus,
les battus à mort, les suppliciés, les effacés,
pour vous les massacrés,
nous creusons une place dans nos mémoires.
Pour vous les échappés, les poursuivis, les exilés,
les éliminés, les miraculés, les égarés,
pour vous les clandestins,
nous creusons une place dans nos mémoires.
Pour vous les survivants fous de Bái-Hǔ, les réfugiés,
pour vos parents vos enfants vos amis inconsolés,
pour nos jours orphelins,
nous creusons une place dans nos mémoires.

(Chœur de voix superposées, en fond subliminal du time-lapse)

Le Gardien a conservé les Rushes Bái-Hǔ. Tous et en lieu sûr, m’a-t-il dit. Je ne veux rien savoir, j’essaie d’extirper de ma tête les derniers souvenirs que j’ai de lui, de sa cave secrète, en réalité un centre de surveillance clandestin où il détourne une partie des images de vidéosurveillance du territoire de K. J’essaie de broyer mes souvenirs avec d’autres images, d’en faire une bouillie informe dans mon esprit, je ne sais même plus si je suis vraiment allé dans cette cave, je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve, peut-être que j’ai même inventé cet endroit… en tout cas s’il existe, c’est sûrement là que Le Gardien aura planqué les Rushes Bái-Hǔ.

Une grande femme rousse, occidentale, les cheveux au vent, très élégante. On la voit devant le Bas-Relief, tout sourire face à la caméra, écouter attentivement les explications d’une guide. Un peu plus tard, elle est assise sur les marches, elle dit : ce Bas-Relief ?  c’est une œuvre – je ne sais pas si on peut parler d’œuvre – étonnante, ne serait-ce que par le volume, l’emplacement et surtout la disproportion entre la stature de du celui qu’on appelle le Grand Homme et les jeunes, des étudiants, massés à ses pieds. Et aussi ce filigrane de tigre blanc… oui c’est étonnant, beau je ne sais pas, un peu inquiétant  Elle rit. Puis elle cesse de rire. En tout cas je ne crois pas une seconde à l’histoire que raconte ce Bas-Relief, je ne crois pas à la clémence du Grand Homme, ces étudiants ont disparu, c’est terrible, on n’a jamais retrouvé leurs traces. (La séquence en partie tronquée se termine sur le grand sourire de la touriste britannique.)

J’ai un répit, un jour peut-être deux. Une inspiration ? j’ai évoqué des rushes compromettants pour le Président et j’ai demandé à parler à un responsable, un haut-gradé qui seul pourrait prendre la responsabilité de voir ces rushes ou de ne pas les voir mais les remettre directement aux conseillers media du Président. J’ai affirmé que le Président n’acceptera jamais que des agents alpha de la brigade territoriale de K. soient témoins d’images compromettantes pour lui. Ni même qu’ils en connaissent l’existence. Les deux sbires qui m’interrogeaient ont flippé d’un coup. Ça les dépassait, ils ont cessé l’interrogatoire. Je suis retourné dans la cellule. On m’a apporté à manger moins d’une heure plus tard.

Avec la proposition 5, j’ai un peu creusé certains versants de l’univers de K. Pas sûre qu’il soit facile d’entrer dans ce texte sorti du contexte de mon projet. 

A propos de Muriel Boussarie

Depuis un été fantastique - 2015 - je participe souvent aux ateliers de François Bon et j'y reviens toujours (presque).

4 commentaires à propos de “#photofictions #05 | les rushes Bái-Hǔ, official cut”

    • Merci Perle pour votre appréciation ! C’est assez fouillé parce que cela fait partie d’un univers qui s’est déjà en partie construit dans l’écriture, et qui comporte déjà plusieurs lieux et plusieurs personnages