#photofictions #05 | Savelli |décor cuisine

Ramez E. Nassif, 2018 (sous licence gratuite Unsplash)

décor cuisine

Elle s’assoit sur cette chaise tous les jours, sa chaise, sa place depuis que lui est mort. Je lui dis de faire comme d’habitude, qu’elle joue son propre rôle et que moi je m’occupe du reste. Elle a un petit repose-pied recouvert d’un carré de tissu brodé, elle s’y cale et me regarde de l’autre côté de la table. L’appareil ne lui fait pas peur. Son visage est calme. Elle a ce petit sourire en coin qui plisse les joues, surtout d’un côté, et il me semble la reconnaître dans ce sourire. Aussi dans sa façon de faire, toutes ses façons de faire, inimitables. Elle m’apparaît dans l’objectif : le relâché du menton, la frange des cheveux blancs ondulés, le cou encore beau, les yeux enfoncés en arrière des lunettes à monture vert pâle. Elle dit que depuis qu’il est mort, elle se met un peu de rouge à lèvres et n’hésite pas à porter ses belles tenues, même en semaine contrairement à ses belles-sœurs, femmes de la campagne qui conservent leurs plus belles robes dans l’armoire pour les grandes occasions. Je continue à la regarder, me déplace, cadre, me déplace, en même temps l’interroge sur toutes ces années passées sur sa peau, sur ses paupières, sur son corps qui a porté trois enfants, sur les enfants qu’elle n’a pas eus ou ceux qu’elle a perdus. En fait j’enquête sur le passé des femmes pour un magazine et je voudrais savoir pourquoi elle l’a épousé lui, pourquoi elle a tout quitté pour lui. Au moins s’est-il montré à la hauteur ? L’a-t-il satisfaite ? La question la dérange. La question du corps des hommes. Je passe à autre chose, nuance tout en pensant que le noir et blanc convient bien à la scène, atténue le Formica des placards en arrière. Jamais on n’aperçoit le carrelage ni les éléments de cuisine. Elle me fait confiance, elle est juste un peu inquiète, me suit des yeux sitôt que je me déplace, répond du mieux qu’elle peut. D’autres questions encore sur lesquelles elle hésite. Toujours la question des rapports à l’homme, la question du peau contre peau, la question de l’amour – est-ce si important ? Je cadre plus près, m’approche encore. Elle arrondit un peu le dos, se tait. Dans mon viseur s’affichent plus nettement les rides du front, la racine des cheveux. L’essentiel c’est que ses enfants ne meurent pas avant elle, oui voilà. Elle répète mes enfants mes enfants. Mais lui a-t-il dit un jour qu’elle était belle ? Je regarde ses mains posées sur la robe. L’a-t-elle aimé, lui ?

hors champ

J’ai voulu forcer la confidence, comme si le fait d’avoir un appareil-photo entre les mains me conférait des droits. Il faut être honnête, j’ai été un peu trop loin et trop fort, comme une envie de faire mal, d’interroger ma propre mère. J’ai dû faire marche arrière.

Le champ du corps est la frontière à sa parole. Le champ du corps lui fait trop de violence.

Si elle l’a aimé lui, on ne saura pas, un élément que j’aurais pourtant souhaité connaître pour mon article. Enfin, oui et non. Presque une indécence à oser ce genre de questions, une indécence qui a provoqué son repli, moue et nette rétractation des épaules, je l’ai très bien vu dans l’image. j’aurais dû lui proposer une pause. Plusieurs fois elle a réajusté sa coiffure, défroissé les plis de sa jupe en lainage. J’entendais comme un murmure : ce sont des choses privées dont on ne parle pas, scellé plombé. Trop personnel, trop intime. Légitime silence. J’aurais dû m’y prendre autrement. En tout cas j’aurai sûrement quelques bons clichés sur le tas.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

10 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Savelli |décor cuisine”

  1. ce que c’est bien… je crois bien que c’était Jeanne Moreau qui disait de l’amour « il n’y a jamais rien d’interdit du moment que c’est bon pour les amoureux » – ce n’est pas qu’elle ait une parole plus légitime que quiconque à parler de ça, mais j’ai l’impression qu’elle a dit là la (ou simplement une) vérité – dans les entretiens (les séances-photos par extension, peut-être), je crois que c’est pareil (mais c’est plus facile quand on ne les connaît pas, les gens) – l’intime ne s’étale pas (on a coutume de dire qu’on ne parle pas de religion, de revenus et de sexualité avec les enquêté.es : c’est à elles et eux d’y venir s’il se peut…) (et le mieux, aussi, ensuite ou après ou pendant, le mieux c’est aussi – de ce côté-ci de l’appareil… – le mieux c’est un certain silence)

    • je dirais même « une suspension »… et une inclinaison du corps entier qui se replie
      tes commentaires sont aussi complexes que tes textes, des petits bonheurs
      merci Piero

  2. Comme si nous y étions. J’admire toute cette générosité à se laisser photographier et tenter de répondre aux questions. Lectrice anonyme je n’attends aucune révélation spéciale de sa part, juste ce que toi tu racontes. Et ce que tu écris de sa décence, sa pudeur, sa gêne me satisfait, merci Françoise tu t’y es bien pris

    • oh merci Cécile
      (je lis ton commentaire presque en direct)
      mais qu’est ce que c’était difficile… je me sens encore dans le brouillard avec cette tentative qui ne me satisfait pas totalement mais c’est mieux que rien
      en tout cas le champ est ouvert…

  3. On suit avec plaisir la rencontre de ces deux personnages. Très belle la retenue, la pudeur de l’enquêtée, qui se reflète dans les mouvements de son corps. Très lucide l’immédiate constatation de sa maladresse de la part de la photographe impétueuse. Un moment qui restera gravé dans le silence de l’image. Très réussi !

    • inspiré par des corps de femmes connus bien sûr (les corps et les femmes…)
      je ne savais vraiment pas comment tenter de faire quelque chose en réponse à cette proposition et c’est cette séance photo qui est venue, comme si je photographiais « ma propre mère »

  4. En plein travail, approche d’une vieille femme qui ressemble à une autre vieille femme, jeu d’intimité de presque tendresse et de violence mêlées.
    à la fois regarder la femme et s’observer dans son travail de photographe, réfléchir en même temps, oser, percuter puis accepter le refus.
    un bien beau texte

  5. Beaucoup aimé comment le corps filmé se déplie dans les mots. Comment la relation se creuse. Les évitements. Et ce retournement. C’est la mère qui est filmée. Et la question celle des corps, de l’amour, du plaisir blesse plus encore ( peut-on entrer dans cette chambre, soulever le drap ? ) elle a mis ses enfants en avant comme un bouclier, eux venu du corps avec ou sans le plaisir. Cette question comme un désir de faire mal? Cette question comme ouvrir une porte sur l’obscur? dans tous les cas c’est un beau texte

    • ton déchiffrage fait du bien… oui c’est cela bien sûr… la question de la mère et des limites du secret…
      merci Nat
      mais bien sûr, on ne fait pas exprès d’écrire cela, on ne le sait qu’après coup…