#photofictions # 06 | attendre

Tu ne vas pas venir me dire que ça ne sert à rien, dis ? Non, vraiment ? Mais écrire voyons… c’est… c’est important, ça vient du cœur, de la sincérité, de la réalité de quelque chose… de quelque chose de vrai, du plus profond, je ne sais pas mais vraiment quelque chose… alors non, qu’est-ce que tu fais encore avec cet appareil… ? Elle était assise sur une banquette d’un hôtel, au coin du passage de Flandre, elle avait pris un demi (elle aimait la bière) (ça a toujours été bizarre, chez elle, ce goût pour cette boisson – ça ne correspondait pas vraiment à ses goûts ou ses manières ses gestes ses habitudes – la bière, comme la pizza le foot – pas vraiment son genre – on ne la verrait pas comme ça mais si pour la bière, oui – il ne faudrait pas aller jusqu’aux rires torves et libidineux non plus, elle n’avait rien d’un type – elle était là, elle venait de la maison du film, je l’attendais – j’ai pris la photo) – je l’ai regardée ensuite, comme je fais toujours, ensuite – je n’opère qu’avec le nino et normalement, on ne me voit pas, on ne s’y attend pas, mais elle, elle me connaît bien – la petite robe noire, le petit chapeau, la voilette, quelque chose d’elle – peut-être même que là sur l’image résiste un peu de son parfum – à ce point-là des sentiments ce n’est plus de l’amour – j’ai détruit la photo

C’est une image qui aurait dû exister, mais qui n’a pas résisté – il n’y avait sans doute personne pour la prendre – elle arrive et lui l’attend, voilà six mois qu’il est parti, au tout début de janvier, ça ne se passera pas sur la jetée, mais c’est tout comme – l’année d’avant, son oncle (à lui) qui est médecin (spécialité dermatologue, maladies vénériennes) lui a prescrit des analyses qui ont révélé que ses reins ne fonctionnaient pas bien, trop d’urée dans le sang, il fallait soigner si possible, mais pas ici – peut-être quelque chose qu’il avait contracté à la guerre – on ne sait pas, il est là, sur la jetée et fume une Gitane – il est venu chercher du travail, on lui a indiqué, l’un des grands professeurs qu’il a pu consulter, que ses chances de survie n’étaient que minces (dans la légende on lui a dit « six mois au mieux… ») – l’avion est annoncé et lui va redescendre et l’attendre, l’accueillir, elle, elle portera une veste légère, ses cheveux bouclés d’un brun profond, son regard noir, et son sourire formidable – il est là, l’attend, fume sa cigarette, il est onze du soir, il est là et l’attend

Cet endroit a changé, tu sais, ça a toujours été un restaurant, ça s’appelait « Le Brouilly », du nom d’un vin bourguignon, assez bon d’ailleurs à boire jeune, une robe pourpre soutenu, une vague reprise d’épices et de fruits rouges… Oui, comme d’habitude si tu veux, enfin ce genre de breuvage que j’affectionne particulièrement, surtout depuis que je suis allée, une année, visiter ces caves du côté de Beaune – j’ai gardé un souvenir aigu de cette visite, je venais en train de Luchon où je vous avais laissés en cure, et moi je travaillai à l’inventaire culturel de la Côte-d’Or, il n’y avait pas de train direct évidemment, j’avais opté pour celui de la nuit, changement à Nîmes je crois – ou Alès ? je ne sais plus bien le trajet, en pleine nuit, ou alors c’est au retour ? Non, Alès, non je ne sais plus, alors que le train rebrousse chemin, je suis sur l’image, j’ai mon sac en bandoulière et j’ai l’air endormi – il est peut-être six heures du matin – ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa vie (cependant, j’avais de forts émoluments, c’était au temps où nous étions rétribués à la journée, il y avait au groupement un mandataire qui vivait du côté de Blois – nous n’avions pas de téléphone portable, c’était même il me semble me souvenir bien avant l’euro, tu vois que ce n’est pas d’hier) – ensuite ça s’est appelé l’hôtel du Canal, et puis maintenant cet hôtel – je ne sais pas ce que c’est devenu, non, depuis, je ne vais plus dans ce quartier

Un moment plus tard, elle allait le quitter, elle avait comme elle disait souvent, elle avait « à faire » – elle s’est levée, a remis son manteau noir sur ses épaules, « tu m’accompagnes ? » il s’était levé aussi, elle lui avait pris le bras – elle avait quelque chose qu’il ne parvenait pas à saisir, un trouble, quelque chose aux yeux – sur l’avenue elle avait fait un signe au taxi qui passait (comme au cinéma, un taxi passe toujours au moment opportun) « on se voit dimanche, n’oublie pas… » il avait fait oui de la tête, elle l’avait embrassé « au revoir mon chéri » – il avait appuyé comme sans le savoir sur le déclencheur – il faisait une espèce de nuit orangée comme seule sait en faire la ville en hiver – un moment plus tard, il allait sur l’avenue, vers la place, regardant son téléphone et la neige s’était mise à tomber délicatement – du pouce il avait effacé l’image

À d’autres instants, mais bien des années plus tard sûrement, le recours au téléphone pour marquer les moments de sa vie a été plus systématique – dire « les moments » est un peu une usurpation, certains seulement, il y a le café, le passage non loin d’un arbre, d’un autre, le passage des camions de récupération bulgares, toutes sortes de séries plus ou moins utiles à dire quelque chose du moment – les alimentations générales et les restaurants rapides comme on fait maintenant, mais pas les étazuniens, les greko-turks plutôt, avec les menus estampillés d’illustrations qui se voudraient alléchantes – des frites bien sûr (un jour, les morceaux de pommes de terre cuites et salées avaient fait un très joli sujet) – des images comme s’il en pleuvait – dans le nino, oui, et chaque fois, vers la fin du mois ou le début du suivant, il les rapatriait (c’est le mot juste) dans le disque dur, il intitulait le dossier « sauvegarde » et oubliait jusqu’au moment où il avait bien pu prendre ce cliché, ou cet autre – il regardait parfois, détruisait un lot, inutile, des choses qui ne servaient à rien ni à personne – cette année-là, il y avait cette image-là, c’est en février, cette image d’une femme en noir semblait-il, qui montait dans un taxi, noir lui aussi, comme on fait maintenant, hybride, ligne verte, ce n’est pas qu’il n’en ait plus le souvenir – il se souvenait très bien de ce moment, parfaitement de ce coin de rue, oui, c’était bien elle, l’image précédente, elle était assise son verre de bière devant elle, et elle riait – mais il lui semblait assez étrange d’avoir capturé une image d’elle, alors qu’elle avait disparu depuis des années – près de quinze ans — il regardait plus précisément ce qui se tramait sur l’image, elle avait quelque chose de bougé, on apercevait pourtant son regard, noir derrière sa voilette, et son sourire, formidable – il avait l’impression de l’entendre lui dire de ne pas oublier, dimanche prochain… – il sélectionna cette image, ainsi que la précédente et les autres de ce jour-là et les effaça

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

23 commentaires à propos de “#photofictions # 06 | attendre”

  1. Bonjour Piero
    Photos volées, rangées puis inéluctablement effacées… On se laisse emporter dans ce beau texte tout nimbé de nostalgie et de fragilité. Un grand merci !

    • merci à toi Fil – « volées » pour les photos, je m’interroge souvent – par exemple l’accident de Lady D – par exemple les images de la guerre ici là ou ailleurs : j’ai vaguement l’impression que c’est tout un – content que le texte te plaise…

  2. Salut Piero, non, non je ne viens pas te dire que ça ne sert à rien.
    Merci tout simplement. La trace d’un parfum à partir d’une image, ça existe. Et ces photos détruites aussi. Merci Piero.

  3. Des photos comme des instantanées d’histoires qui prennent vie dans la description. En te lisant, j’ai l’impression de regarder à travers de ces visionneuses en plastique d’images en reliefs qui existaient quand j’étais môme. Je crois qu’on appelait ça des stéréobox. Merci Piero.

  4. je viens d’écouter la proposition et j’ai senti revenir des photos que j’ai jetées (ou gardées avec sentiment d’être coupable) – bon mais surtout j’ai pensé que c’était votre texte qu’il fallait lire… et puis demain peut-être d’autres et tenter le coup. Mais c’est encore mieux que le pensais ou l’attendais parce que chaque fois il y a tellement plus que la photo et que ce qu’elle montre

  5. Très agréable à lire, il y a dans chaque paragraphe pas toujours de la même façon une forme d’oralité et d’adresse, en ce sens que le texte parle à quelqu’un, la voix y est très présente, un peu comme une lettre ou une confidence. Cela se sent dans le ton et cela facilite la lecture. Quant à cette idée des photos qu’on détruit, cela n’a rien à voir, mais cela me renvoie vers Hrabal, une trop bruyante solitude, ce bonhomme dans sa petite pièce et ces livres qu’il bichonne avant de les mettre au pilon.

    • ah oui le pilon (j’avais proposé, un temps (celui de mélico), d’aller m’enquérir de l’objet auprès des producteurs de livres, ça avait été un mur…) (après c’est aussi un morceau de poulet assez bon, ma foi – je pense à Errol Flynn en Robin des bois (Michael Curtiz et William Keighley, 1938) parce que c’était l’un de ses préférés) (à elle, là, avec sa voilette…) (merci Marion)

  6. le sourire formidable, la nuit orangée d’hiver, la bière du passage et la voilette, la neige, le taxi qui s’arrête quand il faut à l’image… et le nino qui vole et passe. (… Et c’était déjà notre destinée
    Qui me regardait sous votre voilette… Je vous vois encor Verlaine avec ou sans Ferré https://www.youtube.com/watch?v=RrYWqfw6lmY )

  7. Images volées existant réellement ou ayant existé ou jamais prises ou détruites, images pleines d’émotions dans lesquelles on se retrouve forcément
    (un peu de Modiano dans tout ça, je trouve… à cause de la nostalgie sans doute…)
    et je garde cet étrange goût pour la bière qu’elle avait, la voilette qu’elle portait
    merci piero

  8. tes textes sans photo, une agréable lecture, (presque un film). Bravo aussi pour En cas que j’ai découvert avec plaisir. Au début je pensais que les textes étaient des légendes et j’ai préféré me rendre compte qu’ils sont une unité découpée et entremêlée aux photos…Merci

  9. Ils sont superbes ces textes ! Et cette nostalgie qui en émane, un temps que la mémoire retient et qui redevient vibrant quand on le convoque et qui laisse sa trace, comme ce parfum dont on se souvient encore. Merci !

  10. Il était question d’images-temps… on y est vraiment. La dernière partie (image 5) rend la galerie de photos très vivante. L’enquête pourrait continuer… Belle traversée, merci.

  11. Le café, tout un univers, les rendez-vous visuels, ancrés en mémoire, cette démarche photographique de la mémoire, les quelques bribes de phrases qui existent après l’événement, point d’orgue, et revient alors la manière de rire et de bouger, d’un coup fixée dans l’oeil qui vous lit
    comme si vous transformiez le lecteur en photographe

    l’extraordinaire agilité de votre style
    fait tout bouger comme plan séquence

    et ce petit retour sur votre dernier commentaire : tant merci pour vos mots qui sidèrent toujours, et puis vous étiez à Nation ce matin, manifestant dans les rues parisiennes ? quelle énergie formidable !!!
    ma sincère admiration pour votre engagement 🙂

  12. Rétroliens : #carnets individuels | Piero Cohen Hadria – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer