#photofictions #06 | Cinq preuves, ou trois.

Je ne devrais pas faire ça, ce n’est pas utile. La mort de Z… y est sûrement pour quelque chose. C’est une façon de garder une trace, de retenir la vie. Bien sûr c’est perdu d’avance, c’est toujours perdu, tout toujours. Je n’y arrive pas, j’ai envie d’entrer dans chaque chambre, d’appeler les infirmières pour qu’elles restent au chevet des malades, qu’elles dorment là s’il le faut, qu’elles s’empêchent le massacre. Les médecins sont invisibles, tous des feignants, pourtant ils en gagnent du pognon.
La première photo est prise à hauteur de hanche, j’ai fait semblant de ranger mon téléphone dans ma poche et j’ai appuyé sur le bouton. On voit deux pieds, deux mollets maigres, une peau blanche, des veines bleues. Au-dessus des deux genoux, le bas d’une blouse bleue. Elle est cadrée de travers, au moins il y a cette preuve, cette vieille dame était ici. Elle est âgée c’est dans « l’ordre des choses », j’ai déjà entendu ces mots : l’ordre des choses, c’est quoi, accepter que tout s’arrête, accepter une date de péremption, merde, on n’est pas des yaourts. Z… aussi elle avait une date de péremption, dix-huit ans, le yaourt était foutu, c’est ça?
La seconde photo
Je l’ai prise à travers les vitres de la nursery, on y voit un petit bébé, il est ridicule, comment un être aussi petit peut-il espérer vivre. Il est branché de partout. Comment ils ont fait pour trouver ses veines ? Il a un tuyau dans la bouche, un dans le nez, c’est une vraie machine. Personne ne me remarque, on doit croire que je suis un parent. Pauvre gamin. Z… m’aurait sûrement dit : Oh le pauvre, regarde comme il est mignon, on dirait un ver.
La troisième photo
Elles ne m’ont pas vu, elles sont huit à discuter dans le local. J’ai la preuve que c’est la vérité. Le cadrage est mauvais, elles sont de travers, mais on les voit, c’est le plus important. Pendant ce temps là, les vieux sont tous seuls, ce n’est pas normal. Si elles n’en peuvent, plus des vieux qu’elles changent de métier. Je vais envoyer une lettre avec cette photo au Sud-ouest, avec de la chance je vais tomber sur un journaliste pas trop feignant. Ça va changer, il faut que ça change.
La quatrième photo
Elles sont assises en train de fumer une cigarette entre deux cours, je pensais que prises dans leur discussion, elles ne me verraient pas. Je ne faisais rien de mal. Je l’ai faite en passant, mais une des filles m’a vu, après elles étaient dix autour de moi, des surveillants sont venus puis les gendarmes, ils me regardaient tous comme si j’étais un monstre. . Je ne suis pas un pervers, taré de gendarme. Il a fallu que je leur explique, je n’ai pas de photo de Z…, elles ont le même âge, alors en faisant cette photo, j’avais un peu une photo de Z…, pour me souvenir, pour qu’elle n’ait pas complètement disparu . Ils ne m’ont pas cru, j’ai cette impression, ils m’ont dit qu’ils m’avaient à l’œil maintenant, qu’il fallait que je fasse attention. Dire qu’ils sont payés pour faire ça, qu’elle bande de cons. Ils ont effacé la photo de mon téléphone.
La cinquième photo n’existe pas. J’aimerais qu’il y ait Z… Au moins une photo, pourtant Z… je ne la connaissais pas beaucoup. Je n’ai pas pu faire une photo au cimetière, je voulais les photographier tous, pleurant, mais je n’ai pas pu, je pleurais trop. Elles durent trop longtemps aussi toutes ces saletés de cérémonies.

Codicille: Ce personnage est habité par deux des septs nains, grincheux et simplet.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

7 commentaires à propos de “#photofictions #06 | Cinq preuves, ou trois.”

  1. Bonjour Laurent
    On suit avec intérêt le parcours de ce personnage grincheux et simplet. On voit très bien ses photos, preuves mal cadrées. Un grand merci pour cette lecture !

  2. J’ai pas tout suivi dans l’évolution de l’histoire mais la narration rebondit dans tous les coins à travers ces photos. Et ça continue de rebondir quand on a fini de lire. C’est rebondissant. Merci Laurent.

  3. La photo dépossession, vol, appropriation chez toi et puis chez Nathalie. La réaction parait primitive mais, en fait, on la fait bien pour ça, la photo : transformer l’autre en ce que je veux le faire devenir, rectangle de papier, fond d’écran, texte de l’atelier d’écriture, …Merci pour cette réflexion.

    • Merci Bernard. La photo, cette captation du réel, assez étrangement nous ramène à la magie.

  4. Ces images faites : pour, contre, avec, sans…en place de. Dépossession, déréliction, dénonciation, deuil… (Magie comme pensée magique ?) Les images de Grincheux et Simplet dans leur acharnement à retenir la vie trottent dans la tête.

    • Magie comme image (imaginem: représentation, portrait, fantome, apparence.) , une photo est interprété, elle n’est pas que la fixation technique sur la pellicule de ce qui était devant l’objectif. On cherche les fantômes dans les angles, on pose sur des étagères ou on accroche aux murs des photos de nos chers disparus et on est convaincu qu’ils vivent en nous grâce à cela. Nos appartements sont décorés de peintures rupestres, nous pensons à nos ancêtres avec la nuit.