#photofictions #07 | voyage à Paris

impossible de revoir ton visage ce jour-là dans cette lumière-là | si loin dans le temps, mon frère avait 5 ans c’est pas beaucoup 5 ans, il portait son petit blazer bleu marine avec un écusson qui ressemblait à ceux de la marine, moi une veste rouge du même acabit qui appartenait avant moi à l’une de mes cousines, autant dire mal fagotée | donc temps à reculons loin | toi tu étais un homme jeune et plein de force, tes membres musclés à force de manier du lourd dans le bâtiment, le flou de ton avant-bras qui avance avec la manche de chemise à carreaux retroussée jusqu’au coude et ta main qui tient le Kodak comme un objet précieux qui pourrait se casser en tout cas qui coûte cher | je crois que je revois la bosse au niveau de ton poignet, reliquat d’un accident grave causé par une machine qui avait tranché profond dans la chair presque l’os | flou du bras qui bouge et porte l’appareil dans l’étui en cuir marron à hauteur du visage mais je ne vois pas le visage, seulement le bras le poignet l’ancienne blessure la main aux doigts recroquevillés | tu n’y connais rien à la photographie, tu es juste un homme qui vient d’un coin de campagne où les maisons n’ont pas encore de salles de bain mais tu veux être un homme moderne, tu as acheté une 2CV grise et tu nous as conduits à Paris, inimaginable Paris | on est en 1963 ou 1964 | tu recules un peu, te déplaces sur le côté, tu ne sais pas t’y prendre pour cadrer l’image et tu prends de trop loin, esplanade immense en arrière, du coup nous à peine reconnaissables réduits à des silhouettes plantées devant les jets d’eau et les parterres de fleurs | quand même tu es fier de ton coup, tu aimes conduire ta petite famille, dominer ton sujet

cette fois tu nous fais poser avec notre mère mais elle est quoi pour toi ? | belle journée de printemps on dirait | sur le retour tu vas lui offrir un chemisier qu’elle a remarqué dans une boutique sur le boulevard | comme on sait, tu es un homme résolument moderne avec voiture et appareil-photo, tu as opté pour des tirages en diapositives, acheté une visionneuse longtemps restée dans le placard de la salle à manger avec les boîtes à diapos, finalement on a tout jeté ou presque, personne ne les regardait jamais

tu nous fais poser aussi devant la maison en habits de dimanche mais ça c’était un peu avant de faire ce long voyage en 2CV, tu veux être un père comme il faut, un bon père, tu veux nous faire connaître le monde et pour cela tu imposes ta manière et aussi ta façon de penser et tu veux tout faire tenir sur la photo, nous et le paysage et l’histoire du voyage | toujours le bras puissant musclé velu avec cicatrices qui évoque la rudesse des chantiers et tient le Kodak et le porte à hauteur des yeux, chemisette ouverte matière tissée à carreaux, je me souviens | je me souviens de cette chemisette, du bras qui gesticule, du tissu retroussé rougissant un peu la peau dans la pliure du coude | tu recules pour prendre plus de champ ce jour-là à Paris, ta silhouette de père au milieu des jardins soudain déséquilibrée à force de regarder dans l’objectif au milieu des autres corps qui marchent vite et te frôlent | allées de poussière en enfilade branches d’arbres tissu vêtement en gros plan fibres imperfections matière tissée troublée

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

17 commentaires à propos de “#photofictions #07 | voyage à Paris”

  1. Bonsoir Françoise
    Une bien belle langue pour évoquer un père photographe malhabile et sa prise en main de l’acte photographique, et sa prise à cœur. Les images sont restées.

  2. Il est très émouvant ce père qui veut tant bien faire et porte les cicatrices de sa condition que peut-être seule l’enfant voit vraiment…

  3. Clac clac le bruit de la diapositive dans la visionneuse, musique qui rythmait la projection, les commentaires en famille. Et quelquefois ça s’enrayait … Merci Françoise pour l’évocation de cette modernité, fut un temps.

    • oui c’est vrai, c’était la modernité du moment… et puis tout devient vite désuet, inutile, est remisé dans le placard jusqu’à être jeté
      des phases de vie entière même…

  4. C’est le bras du père le squelette de ce texte, à vouloir tout faire tenir… La force du texte mené par l’image de ce bras, sa description, l’origine de ses muscles, l’endroit où la chair a été abîmée. J’aime aussi tout ce qu’on sent en lisant ce texte, le flou hors cadre, le dur laissé en dehors justement. Merci, Françoise.

    • oh la la génial… je n’avais pas forcément déchiffré et tu mets le doigt en plein dessus…
      oui bien sûr l’image de la bosse-blessure, elle m’est revenue très fort dès que j’ai commencé à écrire sur le souvenir de cette série d’images et je n’ai pas su pourquoi sur le moment, mais je voulais rester sur l’élan de mon deuxième paragraphe de la #6 autour du flou du bras, alors voilà comment c’est venu, un peu tout seul
      pas le temps de réfléchir, juste lâcher
      merci Anne

  5. Quel beau texte, Françoise ! Oui, le bras du père en synecdoque de la figure paternelle, touchante, et le regard de l’enfant (lui aussi photographique) qui perçoit et comprend, car sans doute beaucoup d’autres images se sont superposées dans sa mémoire. Merci infiniment !

    • ta sensibilité toujours à fleur de peau, chère Helena… et ton regard affûté…
      En fait je ne m’attendais pas à revoir ce personnage si nettement imposé au début de l’écriture alors que le lot de photos de l’époque renaissait dans ma mémoire par paquets…

    • Déjà souvent écrit sur la figure du père (ai même écrit un roman autobio « Le regard du père »)
      mais je ne l’avais jamais abordé sous ce jour-là
      ce serait en effet une base pour un nouveau récit à partir de photographies qu’il aurait faites tout au long de notre enfance et qu’on aurait jetées…
      merci Perle

  6. Ça donnerait presque envie d’être (ou d’avoir été) père. Non, là j’exagère 🤨. C’est beau, Françoise. Merci.

  7. J’aime ce regard reflexif, celui de la photographiée qui regarde le photographe avec un autre regard que celui d’un simple appareil photo. Un regard où la focale est mesure de souvenirs, de pensées, de sentiments. Très réussi, merci.

    • j’ai beaucoup de plaisir à découvrir à chaque commentaire le regard de chacun… je le vis comme un véritable enrichissement
      et c’est bien évidemment le résultat des belles propositions que François nous fait, cette fois tout ce parcours autour de la photo qui nous a fait inventer de nouveaux points de vue…
      et cette fois sans doute qu’on est sorti de la photo elle-même, on a pénétré le cadre, le hors champ fait de « souvenirs, de pensées, de sentiments »…
      merci JLuc

  8. tout le texte balance entre le flou du geste du père et la bosse-cicatrice du bras ancrée, dure, entre sa robustesse et ses fragilités silencieuses, sa détermination d’aller de l’avant, de proposer, d’exiger.
    tellement bien rendu par des images fortes et beaucoup de détails, tout ce que l’enfant avait perçu sans vraiment le mesurer

    • c’est juste venu très vite, hors de ma conscience directe… c’est juste venu quand j’ai commencé à écrire sur ces photos dont je me souviens à peine si ce n’est les vêtements que nous portions ce jour-là et la rédaction qu’il m’avait contrainte à composer au retour dans un cahier d’école pour raconter ce voyage à la capitale (au moins que ça serve à quelque chose), et c’est cette façon qu’il avait d’imposer les choses qui m’est revenue, cette crainte que j’avais de lui, ce regard que je posais sur lui, cette déformation au bas de son bras
      merci pour ta lecture, chère H.