#photofictions #07 | en sourdine

Ce qui frappe d’abord ce sont ses lèvres pleines, désirables et pourtant appelées, on n’y pense même pas alors, à se flétrir, à pâlir, à s’amincir, peu à peu s’effacer comme les souvenirs, sa chevelure abondante, indomptable, brillante appelée à se raréfier et se ternir, que sa main tente de discipliner en pure perte, je la saisissais alors avec ma caméra qui tombera définitivement en panne un an après, enfin la saisir, et les instants et la croissance des enfants, le premier garçon si vif appelé à …, cheveux blonds coupe tintin mignon, son agitation, il saute, il court, caracole, revient, curieux de l’œil de la caméra, grimace, file de nouveau, rejoint la copine du moment, sautent à deux sur le pauvre petit canot gonflable qui servait à tout, baignoire, trampoline, cabane mais canotait assez peu au final, vacances d’été dans le Finistère, je me souviens  la pluie sans cesse, peu filmée parce que peu propice, le film affiche plein été, ment éhontément, Voilà ma mère encore belle, venue là s’aérer quelques jours, profiter du petit, appelée à mourir dans les treize ans qui suivent, son cancer se préparait t’il déjà en sourdine ? Son regard brutal, elle apporte au jardin le plat de moussaka qu’elle a longuement préparé, son sourire contraint qui n’a jamais su masquer la douleur, cette vie qu’elle n’a pas su conduire, ses illusions qui l’ont menée où, quelle misère mais l’heure d’alors, l’heure du film lui offre un bon moment avec son petit-fils même si moi je l’agace et elle, trop énigmatique à son goût, impossible à saisir pour ma mère aussi, se méfier de l’eau qui dort, donc elle se méfiait, mais sourit, tache de rendre service pour l’accès au petit. A l’époque je peignais  en forcené, l’été loin des pinceaux je saisis à la caméra, elle s’avance vers l’objectif, regard glissant, elle passe, rejoint le rivage, ramasse les cheveux encombrants, maillot deux pièces, ventre très en pointe, nombril écarquillé, on ne devine rien de dos, septième mois je crois, le 2e lové là, au chaud, le calme, appelée à naitre et grandir, souffrir lui aussi à son tour. Hors champ, un type assis sur le sable la mate avec insistance, elle s’en plaindra, il suit chacun de ses gestes de ses mouvements, ses yeux plongeant dans les seins et le ventre gonflés, et peut-être comme moi attiré par la sérénité grave de son état particulier, elle est mal à l’aise, même enceinte jamais la paix, c’est peut-être ce que ses lèvres disent dans le silence du super-huit et puis la tendresse donnée à l’enfant sautillant, toujours en mouvements, les joues fuyantes et dans la séquence qui suit au bébé paisible enfin né, embrassé, réembrassé, cajolé. La caméra change de main, je le filme, blond, 32 ans, déjà un peu enveloppé, son sourire ironique, l’oeil qui frise, père idéal, appelé à se désintéresser de moi et d’eux pourtant, inimaginable alors, beau encore, il fait sauter le petit sur ses épaules, ses yeux si clairs au regard parfois noir, mais là, clairs, souriants, les traits pleins appelés à se creuser, sa silhouette appelée à forcir, l’image est moins bonne, mal cadrée, oscillante, elle filme sans le savoir le sable, la caméra pendue au poignet, je reprends la caméra, images plus caressantes, elle porte sa robe rouge imprimé provençal, dégoté parmi les vieilleries de sa mère, elle s’habillait exclusivement des vieilleries familiales, complétées par quelques achats aux puces de Montreuil, on ne disait pas encore vintage, ça avait son charme. Le petit tient assis dans sa baignoire, c’est en Aveyron, Najac je crois, tout tourne autour de lui, l’ainé rôde autour, curieux, perplexe, peut-être inquiet, en tout cas beaucoup moins agité. C’est l’été où il s’est fait piquer par des abeilles à la lèvre supérieure, il en a été défiguré, on l’a soigné avec des granules Apis je sais plus quoi, le film n’en porte pas témoignage. Mensonge par omission. Il ne porte témoignage que des corps que nous étions alors, de l’occupation du temps, les pensées bien calfeutrées dans les cerveaux, masquées par les illusions, l’avenir se prépare, mais en sourdine… 

J'ai lu la proposition juste après avoir eu l'exceptionnelle occasion de visionner un film familial daté de trente ans... alors film, tant pis...

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

14 commentaires à propos de “#photofictions #07 | en sourdine”

  1. Merci beaucoup pour ce beau texte qui se déroule comme un film en super huit ! Ça marche vraiment très bien.

  2. ben oui film… et quel beau rythme dans cette évocation, beau rythme à lire qui nous fait glisser doucement autour des personnages
    une douceur infinie
    merci Catherine

    • Il faut bien être douce de temps en temps! C’est l’effet de la nostalgie, merci Françoise

    • oui j’aime bien cette image des poupées russes ey j’adore les poupées russes, merci à vous

  3. Je pense inévitablement aux années super 8 le film d’Annie Ernaux en ce moment sur Arte, je relis les années et entend sa voix. Ici meme effet de superposition, l’homme filme l’évolution, les visages, la famille qui vit, en sourdine.

    • Merci beaucoup, oui j’ai vu ce documentaire et j’y ai un peu pensé moi aussi je l’avoue, mais c’est surtout le surgissement de ce film qui m’a poussée dans ce texte.

  4. Un film comme une peinture impressionniste en touches successives de lumières. Étonnant de clarté et de netteté. Et de douceur.

  5. c’est un film, tant mieux!… c’est vivant à pleurer et doux et âpre, un peu accidenté comme les grosses pierre au bord de l’eau en Aveyron, on voit l’eau miroiter sur les peaux … Merci