#photofictions #07 | les deux mioches

J’ai mon nouvel appareil six-six. Un Rolleiflex. Je l’ai acheté boulevard des Filles-du-Calvaire. Cher. Il y a un mois aujourd’hui. Juste avant les vacances. J’ai revendu mon vieil appareil à film trente-cinq millimètres. J’aime beaucoup le format carré. Je ne l’ai pas encore bien en main. Ici j’ai pris quelques vues de la colline et de la chapelle. J’ai aussi photographié l’ariane. Qu’est-ce que je la trouve belle. C’est vraiment l’auto dont j’avais envie. Comme cet appareil. Je suis content de l’avoir enfin. Il faut que je m’habitue. Ça va venir vite. La pellicule n’est pas donnée. Il faut être prudent. Ne pas gâcher en prenant n’importe quoi. Je vais faire quelques clichés de la maison et du jardin. L’escalier qui descend du portail vient à peine d’être coulé. Il reste encore le coffrage avec les serre-joints et les cales. Les deux mioches sont là. En haut des marches. Ils jouent avec le gravier et se disputent un peu. Je vais leur demander de rester sages le temps que je les immortalise. Ça va pas de soi. Ils n’écoutent vraiment que leurs parents. Je vais essayer. Ils ont peur de moi je le sais. C’est comme ça. Je n’ai pas de sympathie envers eux. Ils m’énervent vite. Je vais faire un portrait que je donnerai à leur mère ma fille aînée. Elle sera contente j’espère. Un beau portrait carré. Avec les bords dentelés. Les gosses se sont calmés en me voyant approcher. Mes petits-enfants. Je ne les aime pas c’est dit. C’est pour faire plaisir et c’est surtout pour me familiariser avec l’appareil. Je vais les faire se tenir là-haut. Sur les premières marches après le portail. Au soleil. La lumière est parfaite. Il est presque midi. On va bientôt appeler pour manger. Je dois un peu me dépêcher. Je ne voudrais pas la rater cette photo. Le gamin porte une marinière bleue et un pantalon court blanc. La gamine une robe presque trop longue avec de la dentelle sur les manches. Ça va être bien pour le noir et blanc. Les deux sont coiffés d’un bob retroussé. Ils ont l’air un peu cruches. Ils minaudent à mon injonction de se tenir droits. Je dois leur dire de sourire. Ils sont impressionnés par mes comportements et par mes paroles un peu brusques. Le sourire va être forcé. Je ne voudrais pas que leurs parents s’en aperçoivent. Tant pis. Je vais la faire cette image. J’ai réglé la vitesse la focale et le diaphragme. Je tiens l’appareil devant mon ventre et je surplombe le viseur avec sa loupe. Je les fais tenir dans le cadre. En pied. Il faut qu’ils se rapprochent l’un de l’autre. Pas trop. Qu’ils n’aient pas l’air trop empruntés. Collés comme ça. Je vais me reculer pour avoir un peu plus de champ. Je n’ai pas beaucoup de marge. Ça ira comme ça. Je marche déjà dans les plates-bandes. Allez souriez ne me regardez pas. Regardez loin. Devant vous. Je dois leur indiquer la pose à prendre alors que je voudrais que ça semble naturel. Ils font une sorte de rictus. Ils ont le soleil dans les yeux qui clignent un peu. Derrière eux, le portail entrebâillé avec la voiture qu’on aperçoit. Ouvrez les yeux ça ne sera plus long. Je déclenche. C’est bon, ils n’ont pas bougé je crois. Je ne vais pas en prendre une autre. Ils me portent sur les nerfs avec leurs airs de pantins contrariés. Voilà c’est fait. J’espère que l’image sera bonne. On verra au tirage. Si ça va, je la ferai agrandir en douze-douze. Pas trop quand même. Et je la donnerai aux parents. Je serai fier de mes talents. J’entends qu’on nous appelle pour le déjeuner. Je range précieusement mon Rolleiflex. C’est vraiment un bon appareil. Je suis très content. Je vais faire une série de portraits. Ça m’a donné envie.

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

18 commentaires à propos de “#photofictions #07 | les deux mioches”

  1. Bonsoir Fil. On voit la photo, on voit les mioches, l’environnement, le photographe et l’appareil. C’est évident de naturel, de simplicité, sans oublier la pointe d’humour et ça nous embarque dans un fort moment d’identification au photographe. Merci

  2. Il fait trembler ce grand-père, et pourtant c’est le troisième gamin dans cette scène, avec ses incertitudes, coincé dans son escalier – il se rend aimable au final, et on l’aime bien, gourmand et bougon.
    Les deux enfants en insectes sont parfait,

  3. D’un côté ou de l’autre de l’objectif, l’identification fonctionne dans l’agacement des uns ou des autres, le caractère forcé d’une photographie, on a tous connu ça.

  4. Comme toujours cette prose qui pulse. Ce grand père charmant… Superbement capturer ce moment! 🙂

  5. Le monologue du photographe grand-père se répand comme le flux de pensées qu’il est, sans obstacle. On lit comme on regarde l’eau couler, et ça fait du bien. Mon père avait lui aussi un Rolleiflex et il m’envoyait parfois lui acheter de la pellicule. « 6×6 à petits trous », précisait-il. Ce « à petits trous » vient de me revenir en mémoire en te lisant. Quel étrange souvenir !

  6. Aah les petites photos carrées aux bords dentelés… Merci Fil pour ce beau texte qui nous montre que l’envers du décor d’une photo est loin d’être toujours rose. Et puis c’est marqué où qu’il faut nécessairement être un « grand-papa gâteau » (ou grand-maman) ? 😉

    • Merci mille fois Catherine pour ton message !
      Oui, les photos de famille sont souvent chargées de plein d’affects… pas toujours bienveillants.

  7. Fil, sympa ce grand-père indigne qui aime prendre des photos.
    petits enfants et grand-père qui ne se sont pas apprivoisés, mais du coup un texte qui coule comme un torrent en suivant les méandres des pensées et des actes .
    c’est jubilatoire