#photofictions #09 | L’appartement face à l’océan 

Photo d’Eric Tabuchi

Tu te souviens, elle disait qu’elle aurait tellement aimé avoir un appartement face à la mer ? Tu te souviens, c’étaient les années 60, il fallait restructurer, développer, aménager le littoral comme ils disaient ? Tu te souviens de cet immeuble de quatre étages, élevé sur le front de mer en haut d’une dune de sable blond ? Une barre de béton imposante, mais simpliste, témoin du rêve immobilier de l’époque : pas moins de 78 logements construits à 200 mètres de la plage. C’était incroyable. Tu te souviens de cet été 1972 à Soulac et de l’encart publicitaire au slogan accrocheur, Vivez sur la plage, celui qu’elle avait délicatement découpé dans le journal local ? Tu te souviens, elle voulait absolument voir le S., ce bâtiment monochrome opulent sur front de mer délavé ? Ce soir-là, le vent soufflait par rafales, se heurtait à la façade monolithe et formait à ses pieds, telle une offrande, de petits monticules de sable fin. Tu te souviens de ses yeux bleus plongés dans le reflet doré des vitres au soleil couchant, du bruit sourd des vagues à marée montante et de cette sandale oubliée sur la plage ? Les résidents rentraient chez eux comblés, fiers de ce bien acquis avec les économies de toute une vie. Il était presque l’heure de passer à table. Peut-être s’imaginait-elle à leur place, contemplant de la fenêtre du salon la lumière naissante du matin sur l’océan et le soir, le paysage majestueux d’un horizon incandescent, bientôt voilé par des entrées maritimes. Tu te souviens de son air mélancolique lorsqu’elle regardait la mer, ce regard absent au présent ? Tu te souviens de ce jour, c’était le dernier des vacances, elle s’était introduite dans le premier hall d’entrée du S., le cœur battant, le souffle court. Elle avait gravi les marches bétonnées jusqu’au dernier étage, comme si l’appartement du 4ème lui appartenait. Ses pas résonnaient encore dans la cage d’escalier lorsque, prise d’un élan viscéral, elle avait frappé à la première porte. Tu te souviens ?

Mots-clés: 2021 – frontal – hiver – infrasculptures – 7-18/03/21 – littoral – 1946-1975 – vestige – béton – Médoc

A propos de Dominique Estampes Paillard

Un jour, j’évoquerai l’ici et l’ailleurs de mon existence, j’écrirai ma fascination pour le silence des mots, je dénoncerai l’emprise de mes gènes sur les terres lointaines, je dévoilerai mon doute quotidien, j’évoquerai l’élégance de ma ville de « bord de l’eau » et encore plus mon coup de foudre pour NY, je partagerai ma passion pour l’image, la photographie, je rigolerai devant mes grains de folie, je révèlerai les nuits blanches à écrire, à lire, je dénoncerai le manque de souvenirs de ma ville natale, Casablanca, je ferai la liste de tout ce qui aurait dû, de tout ce qui aurait pu, mais encore plus de tout ce qui a été tout en me délectant du présent. Un jour, peut-être. https://unmondeauboutdurivage.com https://www.instagram.com/hoalen64/?hl=fr

16 commentaires à propos de “#photofictions #09 | L’appartement face à l’océan ”

  1. Belle évocation sur la piste des souvenirs. On reste suspendu à la question, tu te souviens ?, et on navigue sur des fragments d’images. Merci pour ce moment de lecture.

    • Merci bien pour ce retour. Très touchée. Et désolée pour la suite, faute aux 2000 signes!!!

    • Merci Danièle. Ce serait bien de lire une autre version sur ce sujet, même si tu la trouves plus documentaire elle n’en est pas moins intéressante.

    • Merci à toi et à Danièle pour vos deux textes qui évoquent bien les questions que ce bâtiment engendre. Il fait parler et photographier ! Il ne laisse pas insensible. J’aurais envie de dire, au suivant !

    • Merci Caroline pour ton message. Et oui, ça ne va pas tarder… 50 années vont partir en fumée comme si rien n’avait existé

  2. Soulac ! C’est si loin on y a habité et puis après on y passait les vacances rue Barriquand, la mer, la dune comme si c’était à nous et puis un jour (années 60 ? ) un immeuble signal près du casino qui donnait sur la mer S. ! Je ne sais plus les mots mais j’imagine envahisseurs, inconscients, pollueurs.
    Oh comme c’est bien d’avoir les mots de ceux qui y ont été heureux. C’est devenu quoi, S. ? Merci D.

  3. Pas si loin et pourtant.
    « Tu te souviens ? », question qu’on pourrait poser sans cesse, choisir dans le temps passé les pépites
    plaisir à vous lire