#photofictions #3 | les images que l’on ne peut effacer

La scène est banale, se décrit en peu de mots. Un homme et une femme parlent, lui debout à côté d’elle, elle, allongée dans l’herbe, les yeux perdus dans l’horizon marin. Elle me déchire. J’ai droit à quelques secondes avant qu’ils ne me découvrent au détour de l’allée sombre. Est-ce ce recoin caché, perdu au fond du parc ? Leur refuge, leur secret ? Ce n’est qu’un homme et une femme qui échangent des propos indistincts. Pourquoi cette certitude d’être entré en terrain interdit ? Est-ce leur air serein qui recèle d’autres moments semblables déjà passés ensemble ? Qui me dit que je n’ai pas réinventé les gestes simples, n’y ai-je ajouté mon propre ressentiment ? J’hésite à employer le mot juste, de peur qu’il ne m’engloutisse dans sa laideur. Debout à côté d’elle, tantôt il l’écoute, tantôt lui répond. Elle continue de regarder tout droit ; même sans apercevoir son visage, je sais qu’elle sourit. Aucun geste de tendresse. Un homme et une femme parlent et sourient ? Pourquoi alors tout déborde-t-il de cette image pauvre, apparemment bénigne et vague ? Cette façon qu’il a de s’incliner sur elle, ce léger mouvement de la tête, qui l’absorbe tout entière, son sourire qui semble avoir parcouru un chemin immense rien que pour la retrouver. Ce n’est qu’une image que j’ai glacée dans ma mémoire et qui surgit à tout moment sans que je la convoque. Qui fait que mon cœur sursaute, mon souffle s’arrête. D’ailleurs, est-ce bien lui, l’irrévérent, le nomade, cet homme aux traits presque enfantins ? Où se sont cachés en elle son habituelle raillerie, son mauvais caractère ? Ce ne fut qu’un instant, me dis-je, on ne peut deviner tant de choses en ces secondes infimes. Pourtant, cette conviction de vérité indéniable qui m’éclate au visage et qui ne laisse rien comme avant ?  

Ce texte va peut-être intégrer un récit plus long. C'est l'histoire d'un homme qui se découvre à travers ceux qu'il rencontre. 

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

22 commentaires à propos de “#photofictions #3 | les images que l’on ne peut effacer”

  1. le chemin immense on le voit qui se découvre sans même qu’on aperçoive le visage de cette si jolie femme (elle me fait penser à cette jeune fille à la lettre que peint Fragonard (ça s’appelle « The Souvenir ») maison voit son profil, on voit son sourire) (je viens de la poster) – une si belle image que tu nous donnes là… (merci)

  2. « …son sourire qui semble avoir parcouru un chemin immense rien que pour la retrouver. » cette image furtive qui dure, et revient  » glacée dans la mémoire » touche au cœur, le serre et l’ouvre tout à la fois.

    • Oh, merci, Nathalie. Essayer de décrire l’émotion sans trop la dire. Merci encore de la ressentir !

  3. Je glane deux bribes, comme deux clés. – de là l’intensité.
    « Pourquoi alors tout déborde-t-il de cette image pauvre / cette conviction de vérité indéniable qui m’éclate au visage et qui ne laisse rien comme avant ? »
    S’il s’agissait de pétrir et pétrir encore, peut-être essayer un dénoyautage : tout basculer en impression immédiates : « elle déborde. Sa vérité m’étouffe/m’éblouit/m’obscurcit. Rien ne se passera plus comme avant. » Faire parler l’image comme si elle était un personnage vivant ? idées pour partager venues avec ce beau texte. Merci !

    • Nolwenn, vos commentaires sont vraiment précieux. J’ai essayé et ça marche ! Difficile de se débarasser de son propre style. La « voix » est souvent une malédiction. Merci de votre lecture et surtout de votre générosité !

    • Merci Muriel ! Je vais essayer de continuer, oui, même avec plein de doutes et de frayeurs ! Merci encore !

  4. J’aime ces interrogations qui nous (lecteurs) laissent en suspens, comme si l’image ne se découvrait pas vraiment. Comme s’il y avait un espace entre ce qu’on voit et ce qui est. J’aime cette sensation fragile.

    • Merci de ton commentaire, Jean-Luc, car c’est exactement cela que j’ai voulu transmettre. Le personnage n’ose pas croire à ce qu’il voit et donc il ne le dévoile que très peu, en fonction de ses doutes. Merci encore !

  5. ton texte nous emmène loin, va au-delà du déchiffrable… « le souffle s’arrête » et « cette absence de tendresse » qui interroge
    que nous racontes tu là ? on dirait une sensation plutôt qu’une vision, on imagine que tu regardes une image ancienne…
    vraiment emportée loin
    merci Helena

    • C’est juste un homme qui observe un couple amoureux; et cela le prend de court; le mot qu’il n’ose prononcer est la jalousie. Tu as tout a fait raison: c’est une image ancienne. Merci pour ton regard précis et ta juste lecture !

  6. Un moment, Helena, que je ne t’avais plus lue, à part dans Au service. Je suis sous le choc de ce que je viens de lire. L’émotion, l’envie d’en savoir plus, l’impression de justesse aussi, on y est totalement, on en ressort étourdi. C’est très très réussi. Force et courage à toi, tu tiens un truc indéniablement.

    • Oh, merci, Anne ! L’acte si solitaire d’écrire nous plonge dans tant de doutes. Votre commentaire est une bouffée d’air frais qui m’engage à aller plus loin, à essayer de franchir les obstacles ! Merci encore !