#photofictions #07 | le monde commence

Elle tient l’enfant serré contre elle, il est assis sur ses genoux. Elle ignore l’objectif braqué sur elle.

Au risque de l’intime, elle se laisse photographier, et fait même comme si on ne la photographiait pas. L’intime sera toujours plus acceptable s’il a au moins l’air naturel. Elle a l’habitude de ne pas reconnaître le soi-disant soi-même qui apparait sur l’image. Elle sait que la réalité ne correspond pas à ce que l’on perçoit.

Au risque de l’intime, on peut laisser une photographie dévoiler ce qui nous reste inconnu. Le photographe prend le risque de ne pas faire correspondre ce qu’il voit et l’image qui en sera la seule trace. Comment faire pour qu’au moment du déclic ce qu’on a cru saisir ne disparaisse pas ?

Elle ne regarde pas vers celui qui la regarde, c’est une scène du quotidien, un moment d’attention porté à ce que dit quelqu’un qui doit se trouver sur la gauche. Dans cet espace de l’intimité familiale, le photographe se fond dans le décor, personne ne fait attention à lui.

Personne sauf l’enfant qui doit avoir six mois et qui est déjà entré en dissidence. Il est en salopette courte bleue rayée, ses jambes et ses pieds sont nus, comme on laisse les bébés. Il porte un bavoir qui remonte serré jusqu’au cou, signe distinctif des bébés. Il a le cheveu brun et fin, ébouriffé comme le duvet d’un poussin. Les bébés ne s’apprêtent pas pour les photographies, ils ont toujours l’air de sortir de l’œuf. Les sourcils sont froncés, déjà, les deux yeux noirs ronds comme des boutons de porte fixent interloqués l’objectif. Dans l’injonction silencieuse des deux grands trous noirs qui s’ouvrent sur le monde, dans cette présence immédiate aux choses qui ne s’embarrasse pas de l’intime, le temps déborde. Le photographe saisit le moment troublant où c’est le sujet qui le regarde qui le fait exister et donne un sens à son geste. Le reste n’a plus d’importance, le monde commence.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

4 commentaires à propos de “#photofictions #07 | le monde commence”

  1. Merci Marie, une consigne qui pousse à porter un autre regard sur les photos de famille.

  2. « Comment faire pour qu’au moment du déclic ce qu’on a cru saisir ne disparaisse pas? »
    oui comment ? bon parfois autre chose apparaît. Merci Olivia

  3. Une vraie question de photographe qui pose le sujet de l’intime et celui de la sincérité du regard posé. Et celui qui fait exister, c’est très juste « c’est le sujet qui le regarde qui le fait exister et donne un sens à son geste ».