#photofictions #7 | un cliché de famille

Les voilà. Il est 15 heures. Ils ont choisi l’heure. Mais que d’énervement. Ils sont cinq, deux adultes et trois enfants. Seul l’homme parle. Il dirige, il exige. Mal à l’aise, ses gestes et ses paroles sont décalés, comme si je le voyais dans le lointain, le son m’atteint après ses nombreuses gesticulations, il occupe le terrain, les autres sont comme affligés, pris dans une flaque d’huile visqueuse. Lors de la prise de rendez-vous, il m’a expliqué sa demande comme si sa vie en dépendait. Encore maintenant, j’ai beau dire qu’étant portraitiste, je vais faire tout ce qu’il veut, il me réexplique encore une fois ce dont il a besoin. Le bébé dans les bras de la femme se met à pleurer. Les deux fillettes se tiennent par la main derrière elle, dans ses jambes. Et lui il parle. Il ouvre grand la bouche, il bouge les bras, ne cesse de s’agiter. Comme il est sanguin, il transpire, sa peau se met à briller. Je le lui fait remarquer, la qualité de la photo pourrait s’en trouver amoindrie. Il se fige, pris en faute. Il sort un mouchoir à carreaux de sa poche, plié et repassé avec grand soin, il le secoue et éponge son visage, puis il essuie avec soins ses mains, roule en boule le mouchoir redevenu un vulgaire morceau de tissu, et le fait disparaître dans sa poche de pantalon. Il respire et sourit. Toujours crispé, il semble un instant se calmer, mais déjà il reprend la demande, m’explique pour la cinquième fois l’enjeu de la photo. Une photo d’identité familiale. Avec une liste de critères précis. Une liste donnée par les autorités. Une photo à envoyer à l’avance et qui sera vérifiée lors du passage de la douane. Le poste frontière où se rendre est désigné, et l’horaire est fixé. Les têtes seront bien dégagées. Les cheveux relevés laisseront voir les oreilles. Le front aussi sera libre. Une photo de dix centimètre sur dix, noir et blanc, avec l’ensemble des visages vers l’objectif, les mains de chacun bien visibles. Ni sourire ni grimace. Pas de torsion du cou ni de pose de trois-quarts, pas de profil évidemment. Un arrière-plan blanc ou clair. Uni. L’homme parle et j’installe le matériel. Le cadre est prêt mais j’essaie en vain de les faire tenir immobiles, ensembles et tranquilles. Finalement les filles sont trop bas, je leur trouve deux tabourets et les juche à la hauteur des parents. L’homme est derrière les enfants, rehaussé d’une marche, l’ensemble dessine un triangle dont le corps de l’homme en chemise et sans cravate forme le grand côté. Mais le bébé se met à bouger. Il faut le calmer et attendre. Les filles se grattent la tête et défont leur cheveux tirés trop en arrière. Tous s’écartent à nouveau et la mère recoiffe les deux enfants. Ses cheveux à elle sont roulés en chignon crêpé. Une coiffure démodée en ce jour de septembre 1963, et qui la vieillit. Son cou est dégagé comme exigé, par une robe à bretelles larges au décolleté carré. Les filles s’assagissent. Dans les bras de l’homme, le bébé semble endormi et ça l’embarrasse, il le repasse à la femme. Elle secoue le nourrisson et se prépare à poser à nouveau. Elle le tient bien redressé, ses yeux doivent être visibles ou la photo sera rejetée. Ils sont enfin en place. L’homme a cessé de bouger même si son visage brille encore un peu. Les cheveux des filles sont parfaitement collés à leur crâne, leurs fronts et leurs oreilles leur dessinent des masques tristes. Le bras nu de la mère soutient le bébé en position haute et il est bien présent, presque curieux. Elle me regarde droit, un peu raide, elle doit poser, elle pose. Je prends une première série de clichés, vérifie que je vois les mains, les épaules, les cous et annonce que c’est terminé. La scène n’a duré que quelques secondes, mais les distances rapprochées, ils n’en ont pas l’habitude, et vite chacun recule, reprend un écart plus conforme à la hiérarchie. L’homme, seul devant, à passer la porte, pressé, nerveux, et les quatre derrière en petite horde, la femme au bébé et les deux petites, identiques et conformes, avec leurs mêmes silhouettes aux vêtements très ressemblants, à la suivre, encombrantes dans son ombre. Qui s’y tapissent.

A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ

9 commentaires à propos de “#photofictions #7 | un cliché de famille”

  1. La figure de l’homme qui sera sur la photo elle s imprime, son corps comme tu lui donnes vie. Et la séance de pose vue du point de vue du photographe, la construction de l’image avec toutes les contraintes … son commentaire sur son propre travail ( ce détail du bras de la mère) on va pouvoir franchir la frontière avec toi.

  2. c’est cette hiérarchie – et puis tout ce que ça apporte, un voyage qui ne sera pas touristique – anthropométrique c’est aussi cette façon de la photographie de faire preuve – est-ce qu’on te voit passer des bras du père à ceux de la mère ou es-tu l’une des deux petites vêtues d’un même tissu ? en tout cas il n’y a pas de flou dans l’image – très réussie… (merci)

    • Hello Piero,

      Merci de la lecture, Oui, dans cette famille je suis l’une des deux, je nous ai confondues, ma soeur et moi, et ça m’a fait du bien de traiter ainsi cette sororité compliquée, où on nous a jouée assez longtemps en quasi jumelles.

      Quant à cette photo, elle à été mythique, souvent commentée – nous avons été très peu photographiées, quelque fois on ouvrait la boîte ( une seule, assez grande mais unique. ) et cette photo de nous cinq, une des seules, dans sa rigidité et espèce de perfection, je pouvais rester longtemps, à en écouter l’histoire.

  3. n’est-il pas préférable d’être une des deux filles (sauf le désagrément de ces cheveux trop tirés) que celui du père anxieux devant sa responsabilité, de la mère encore davantage puisqu’elle n’a pas voix au chapitre même pour rappeler les consignes mais finalement peut être surtout du je photographe devant la difficulté d’obtenir cette image morte

    • Merci Brigitte ! Il en à fallu du temps pour ne plus être dans l’engluement, mais vous avez raison, la place au final n’était pas la plus mauvaise –
      (mais je me dis que ce texte me dévoile trop…. )

  4. Pour moi, ce n’est qu’en lisant la date de septembre 1963 que j’ai eu l’impression d’un élément de « non-fiction » et on sent bien, pour moi encore une fois, le détachement du photographe. Pas facile d’être des deux côtés de la barrière… Merci !

  5. Coucou Cat
    Merci pour ce texte très bien mené. On sent la photo se réaliser peu à peu et assez douloureusement. Une image qui aura marqué plus profondément que l’on pourrait croire.

  6. Comment la remémoration d’une photo conventionnelle, très codée peut révéler du rapport entre les personnes photographiées
    dans un texte écrit avec une distance presque clinique, ce qui ajoute à sa densité.
    merci Catherine pour le plaisir de la lecture