#été2023 #02 | Portes ouvertes

Je monte les marches une à une sur le chemin qui mène à la vieille maison. Je connais chaque détail de chaque échelon : ici une pierre borde la terre durcie par les passages, ici une herbe folle (dite « curiau »), ici une mousse. À droite un mur lancé vers le ciel qui limite un vide de pissenlits, à gauche le potager de la voisine d’en bas, vue sur sa cour.  

72 marches non alignées, posées là par le temps, sans autre rôle que de filer vers le sommet. J’y laisse des souffles, des espoirs et des défis d’enfant pressé. En haut, je sais que je peux faire le tour de la masure en semi-ruine. Façade qui s’effrite, trahison de la dalle, toujours la même, je la connais, je ne me laisse plus piéger, fenêtres opaques, ombres à l’intérieur, toit indiscipliné. Une cloche et sa chaîne pour signaler son arrivée mais la porte est ouverte.

« Mais la porte est toujours ouverte » traduirait une terre d’accueil, les bras tendus, un café chaud en train de passer, un plat de galettes de la veille, une bière au frais.

« Mais la porte est ouverte » suivi du silence de la ligne, une suspension de l’écrit et la bienvenue transite vers l’inquiétude.

Béance de l’entrée, je pose le pied dans la pièce de vie. Pas de couloir, le seuil est tout à la fois l’issue et l’arrivée. Une chaise est éloignée de sa table, comme si quelqu’un venait de se lever. Même toutes lumières dehors, il fait sombre. La télé est allumée face à la cheminée. C’est tout petit. Trois pas séparent les murs. Sur le poêle à bois, une eau bout.

Une autre porte mène au jardin, elle aussi affamée du dehors. Deux pièces prolongent le salon-cuisine-salle à manger : une chambre et une réserve. Rien d’autre, mon grand-père se lave dans une bassine et les toilettes sont au fond du jardin.

J’ai 8 ans, les genoux sur une chaise, je feuillette le Télé-Revue avec obstination. J’ai 12 ans, je m’ennuie. J’ai 15 ans, ça me gène de recevoir de l’argent le 1er de l’an. J’ai 20 ans, j’ai 30 ans, j’essaie de faire surgir les traces du vieil homme seul que j’aimais tant. Une image figée dans son fauteuil, cuir rouge, une Jupiler en main. Cuir rouge, simili noir. J’ai beau gratter, je n’arrive pas à choisir mon souvenir. J’évacue la couleur du fauteuil par le bleu du marcel (dit le maillot de corps) et le moine pisseur sur la cheminée. Un portrait de ma tante au mur, petite fille boudeuse, des photos des mariages de tous les enfants et petits-enfants.

Je creuse dans la douleur et la tendresse, mais les sillons de l’oubli rident mon impuissance. Je n’ai qu’une certitude : la porte était toujours ouverte, cimentant la grandeur de mon amour dans la douceur d’être attendue.

A propos de Isabelle B.

Autrice de nouvelles, animatrice et comédienne

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