POUSSER LA LANGUE #01 | UNE PHRASE, DES SOLS (Fil Berger) Version 2

Au moment imprécis et s’étirant de l’aube en grisaille, outrepassant l’avertissement de ne pas « tresspasser » le grillage fendu, se pressentent les accidents qui attendent un passage pied à pied sur la fausse plane terrasse de l’usine, car, sur la surface du vieux plateau bétonné, sur la place laissée inutilement plate, il se sait que, sur ce sol, ne s’inventent guère plus, au long de la continuité des ans, du temps en surplus, que des restes, seulement demeurant, délivrant d’abord foison de délabres et caillasses attendant des pas, qui doivent être assurés mais qui dérangeront, soit un enlacement gisant, soit un imperceptible déplacement en fissure, soit un effondrement à lenteur inhumaine, soit un monde vivant micro-hostile ; cela aussi, ça commence à se ressentir dans la lumière à peine levant, incessamment filtrée par lierre, vigne brute, sureau, fougères liseron… et puis, ne voyant pas distinctement les murs ni les fenêtres des murailles, précautionneusement est arpenté, accrochant les yeux au près du sol, le plan strié de reliquats et de brumes, il se comprend, avançant, qu’un tressaillement aura pourtant lieu au détalage d’une mini-meute de rats ou, pire, à l’affront d’un seul rongeur affectant une immobilité rapide, fixe, agressive, tendue ; la peur, toutefois, même si elle en suspend parfois le cours, n’arrête pas le déplacement, le pas lourd et déterminé, mais intercale des manières de points d’orgue aux butées de la subreptice visite interdite… mentales suspensions qui accompagnent la marche approximativement horizontale comme un murmure intérieur irrégulièrement déclenché par ce qui se sent, devine, perçoit sous les brodequins plus que par ce qui se voit réellement : grisailles de pensées, en quelque manière, grisailles de peurs à l’aube, sur ce sol encombré à l’instar des pensées intermittentes, comme en formation sous la langue, encore emprises (appert l’ectoplasme, en tout premier, des fabriques de temps perdu — signifiant peu — et s’obstine la vanité des inutiles, désormais, mains à plume, mains à pinceaux, mains à huile de machines-outils) ; sous la langue, comme trébuchant raclant encore (une forme gît, poutre de fer, rouille et limaille, et guette le trait de l’esprit du lieu — signifiant peu — qui trace le plan qu’on dirait terrasse aplatie dans le temps soupçonnant une mémoire des mains touchant des fers) ; sous la langue, une autre pensée grisaillonne (des cris — signifiant peu — évoquent l’œuvre lointaine ouvrière de l’usine et les passions du commun en amas de restes épars) ; sous la langue et le long de la rambarde en gorge érodée, une rêverie avance (des palettes tronçonnées et feuilletées s’accrochent aux ciels de lit de contremaîtres — signifiant peu — déjà décédés décelables par des fantasmes de fumerolles)… ainsi va l’irrégulière traversée, le prudent cheminement sur le sol irrégulier de la terrasse de l’usine jusqu’au tas de parpaings écroulé… et se taisent, et affleurent du fond de la gorge, de sous la langue, et se mutent de nouveau les évocations maculées de limailles de diamant, des étaus, des gouges, des varlopes, des scies à ruban, des sacs de jute grossière.

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

7 commentaires à propos de “POUSSER LA LANGUE #01 | UNE PHRASE, DES SOLS (Fil Berger) Version 2”

  1. et je sens que vais devenir fan de Fil Berger (malgré la vague évocation d’une pelote de laine, ce dont n’ai jamais su que faire) 🙂

    • Woaw ! Merci, Brigitte !
      Comme je suis tout nouveau, je ne sais pas trop bien naviguer, mais je vais aller voir sur votre page illico presto.
      Encore un grand merci !!

  2. Débutant mon oeil ! C’est rugueux, c’est hostile c’est désert c’est solitaire, c’est usé, c’est l’usine… Bienvenu!

    • Bonsoir, Catherine, et merci pour votre commentaire qui touche juste et me fait plaisir !
      Je m’en vais explorer votre page avec joie !

  3. Je mets mon projet à exécution : (re)lecture des textes à la lumière des notes sources.
    Descente passionnante de cette première rivière sans titre, à ras du sol et sol à rats … il fallait oser trespasser, résister au baratin des paravents de lianes, creuser la platitude rugueuse pour faire surgir les corps et les cris des fantômes de l’usine. Je suis admirative face à cette œuvre d’archéologie horizontale. Merci Fil

  4. C’est à vous, Déneb, que je dis de grands mercis. Vous m’encouragez vraiment beaucoup et vous me donnez plus de confiance en moi !

  5. Et bien tant mieux (j’ai toujours été douée pour donner ce que je n’avais pas 🙂 En contrepartie, ce rafting dans vos textes est palpitant et je m’amuse beaucoup.