#été2023 #00 | Prologue

Prologue

Ouvrir et entendre une voix. La reconnaître immédiatement. Pas la sienne, que j’ignorais. Mais une voix au dedans, celle qui soliloque aux heures les plus intenses de l’insomnie. J’avais vingt ans, le père me l’avait un jour tendu. Jamais il ne me parlait d’un livre en discourant sur lui, il ne me donnait aucune information sur l’auteur, sur le livre, non… il me récitait quelques passages qu’il connaissait par coeur… il allait directement dans la langue et sans explication, il disait c’est magnifique… et ça me donnait envie de le découvrir…Impossible de me souvenir quand je l’ai ouvert pour la première fois. Je me souviens que c’était dans mon lit, je n’arrivais pas à dormir. Il y a des livres qui résistent, dans lesquels il faut attendre quelques pages pour pouvoir y entrer, pour apprivoiser la langue et le lieu qu’elle ouvre en soi. Pas ce livre là. D’autres m’avaient dit que c’était difficile, illisible même. Et pourtant, dès la première page, les premières lignes, j’ai été emporté. Ce qui était étrange, c’était d’avoir le sentiment de ne pas commencer ce livre mais de le prendre en cours. Comme si je prenais le combiné d’un téléphone et que j’écoutais une voix déjà en train de parler toute seule. Il a suffi de poser les yeux et de tendre l’oreille, la digression infinie m’a tout de suite happé, le pouvoir hypnotique de la voix qui semblait tourner en rond, va-et-vient d’une conscience encagée entre ici et nulle part. Un livre avec des mots seulement, des mots qui écrivent plus qu’ils ne sont écrits. Sentiment que le livre se faisait sous mes yeux, en moi, dans un lieu intime dont je connaissais l’existence anonyme mais que personne n’avait jusque-là nommé. Savoir que ce lieu traversé par son écriture, cette galerie creusée à mesure d’avancer, mot après mot, j’y étais déjà allé, je ne sais plus quand, ni comment, mais ce lieu ouvert par son livre ne m’était pas inconnu. C’était pourtant la première fois que je pouvais y entrer sans être retenu ou parasité par le bruit du monde et de la vie matérielle. Comprendre aussi qu’il y aura un avant et un après, que je ne lirai plus certains auteurs et que j’en chercherai d’autres qui questionneront directement mon acte d’écrire. Et moi qui à l’époque avais tant de difficultés à dire Je, jusqu’à m’amputer de la parole, me réfugier dans un mutisme total, le Je de ce livre, son identité si confuse, si mouvante, me parlait directement. La version poche que j’avais ne me plaisait pas. Je trouvais que le texte y était trop à l’étroit, que la densité du mouvement nécessitait d’immenses marges à côté, afin que l’irrespirable puisse paradoxalement un peu y respirer. Mais l’espace du livre de poche était si limité que j’avais l’impression que des mots pouvaient tomber, j’avais toujours un doigt sur un bout de phrase. Mes mains et à vrai dire, tout mon corps m’encombraient pendant ma lecture. Je n’ai jamais pu en parler, jamais je n’ai jamais pu en faire sujet de conversation. Et même écrire ceci maintenant me plonge dans une profonde gêne. Il y a bien sûr nombreux textes critiques à son sujet, un en particulier, que j’ai trouvé si juste… mais je les ai souvent évités afin de préserver le caractère d’apparition de ma première lecture, et la fraternité qui me lie à cette voix. Ce n’est pas un livre que je recommanderai non plus. Ni un livre que j’ai relu. J’ai bien sûr réouvert, retrouvé les passages annotés au crayon à papier mais jamais pu m’y replonger du début à la fin…

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com

7 commentaires à propos de “#été2023 #00 | Prologue”

  1. J’ai été happé moi aussi par votre texte directement dès les premières phrases.

  2. Émue par cet hommage au texte et au livre, dedans et dehors, des mots aussi dans lesquels se retrouver, le je dans lequel on ne se retrouve pas, prendre le train en marche ou ces mots qui tombent du livre trop étroit

  3. « Ce qui était étrange, c’était d’avoir le sentiment de ne pas commencer ce livre mais de le prendre en cours » (magnifique)

  4. Intéressante, cette idée d’une expérience gênante que l’on cache, comme un gargouillis en plein discours…

  5. reconnaître cette voix au dedans qui résonne avec soi et aussi ce lieu d’où elle vient, ce qui te relie alors au livre à 20 ans
    on te suit totalement
    et « cette galerie creusée à mesure d’avancer », ça parle et c’est ça…
    salut Ahn…

  6. « Il a suffi de poser les yeux et de tendre l’oreille, la digression infinie m’a tout de suite happé, le pouvoir hypnotique de la voix qui semblait tourner en rond, va-et-vient d’une conscience encagée entre ici et nulle part. » si précieuse cette rencontre quand elle a lieu