Repas de Noël

Toujours la même difficulté à faire vivre mes personnages, à les montrer, à les singulariser. Je vais faire des fiches pour fixer les détails que je sème au long des fragments. Des doutes sur la pertinence de l’atelier pour cette recherche. je joue le jeu quand même.

Guy présente sa femme Anne qui vient passer le réveillon avec nous. Grande, plus grande que lui, dans une robe rouge qui ne passe pas inaperçue. Martha se félicite d’avoir enfilé au dernier moment son plus joli pull, habillé (avec des brillants et de la dentelle) et tellement chaud, au cas où le gîte n’aurait pas été assez chauffé. Anne dirige une structure qui s’occupe de l’aide à domicile des personnes âgées. Toute la famille est dans l’aide sociale, remarque Martha. Pas du tout répond Guy aucun de nos quatre enfants n’a suivi ce chemin : un artiste potier, une infirmière, une secrétaire et un musicien. Sébastien la connaît déjà et l’embrasse.

Les jeunes ont rangé et décoré la cuisine-salle commune et poussé le chauffage à fond avec des radiateurs électriques qui complètent la cuisinière à bois. Le sapin brille et ils en sont très fiers. Il y a une nappe en papier doré sur la grande table ; des chips en abondance et du coca en grandes bouteilles familiales. Et même en sourdine, un petit papa Noël qui sort des enceintes. Quand tout le monde est là, Guy lance les festivités par un petit discours et des verres de Kir pour les adultes. Les jeunes ont mis leurs plus beaux vêtements : polos et jogging neufs et siglés. Luna et Noélie sont en robe très courtes, noire et droite pour Luna, aérienne et fleurie pour Noélie. Les tatouages de Luna couvrent tous ses bras et remontent dans son cou. ça lui va bien. Elle est la seule à porter de jolies chaussures élégantes, des escarpins à petits talons fins.

Les chips et le coca ont un grand succès. Il règne pourtant une atmosphère de sérieux emprunté. Sébastien est à l’aise autant Martha se tient sur la réserve et se sent maladroite et déplacée. Il y a quelque chose de faux dans ce rituel social. Elle n’a rien à dire à ces jeunes. A Guy et Anne non plus. C’est la première fois depuis longtemps qu’elle se retrouve au milieu de tant de monde. Guy et Anne ne l’aident pas. Si seulement, elle était restée sous sa couette avec le policier qu’elle venait de commencer. Il lui aurait fait la nuit avec ses 600 pages ! Un pincement au cœur peut-être en voyant les lumières à côté. Anne s’est assise dans le fauteuil avachi. Il y a un garçon malingre et souffreteux qui s’est pelotonné à ses pieds et ne parle pas. Elle le laisse faire même lorsqu’il pose sa tête sur ses genoux. Guy va d’un groupe à l’autre très à l’aise et Sébastion est en grande conversation avec Lenny et Noélie toujours proches l’un de l’autre.

Deux jeunes viennent vers Martha, moi c’est Ryan, lui c’est Ugo. Mon Dieu qu’ils sont grands Adidas et Nike en caractères énormes sur le tee-shirt.
– on vous fait peur, Madame ? Vous, c’est Martha, on peut dire Martha ? C’est la fête ce soir. Vous allez voir on a préparé des choses délicieuses. On est content que vous soyez venue parce que ce n’est pas bien que des gens restent seuls à Noël et Sébastien nous a dit que vous étiez toute seule, que même votre mari ne serait pas là à cause de la neige.
– ça me fait plaisir aussi. Vous avez bien travaillé. Vous êtes bien ici ?
– C’est la brousse, mais ça nous change. Notre cure de remise en forme : grand air et balades, pas trop notre truc, mais Guy dit que c’est important pour préparer le voyage. Guy nous a dit qu’il vous ferait animer l’atelier d’écriture si vous étiez d’accord. Vous êtes d’accord ?
Ils racontent. Guy est un éduc un peu spécial qui essaie d’organiser avec eux un voyage dans le Sud marocain. Il a des idées sur le voyage et ses bénéfices, l’écriture aussi. C’est pas facile avec l’administration d’obtenir l’autorisation, alors il faut qu’on l’aide et nous de prendre l’avion ça nous plaît bien. Guy ne lui a parlé de rien, Sébastien non plus. Vous mettre devant le fait accompli, ça doit être aussi la stratégie de Guy avec l’administration.

Pauvre Martha ! Dépassée. Il faut qu’elle se reprenne, s’intéresse. Pas facile.

La fête continue. On va passer à table. Ils l’ont mise à côté de Sébastien. Tant mieux. Des menus calligraphiés devant les verres annoncent la salade lyonnaise suivie de la dinde aux marrons et de la buche. C’est bon, Guy précise que les jeunes ont tout cuisiné eux-mêmes. William se plaint à Anne qu’on n’ait pas respecté son vœu de faire un repas vegan. Il mange quand même de bon appétit. Martha essaie d’en savoir plus sur les projets de Guy, mais il est tout à la fête et à gérer des questions pratiques : Peut-on mettre du rap maintenant ? quand pourra-t-on reprendre les portables pour voir ce que font les copains pour Noël ? Est-ce qu’on peut sortir maintenant pour fumer ?
– ils ont le droit de fumer demande Martha
– exceptionnellement comme la bière. Difficile de tout leur interdire quand ils en achètent comme ils veulent dans le moindre bureau de tabac. J’ai entendu que Ryan et Ugo t’ont parlé de l’atelier d’écriture, tu serais d’accord ?
Guy explique qu’il tente des choses, qu’il essaie de leur donner des outils pour reprendre leur vie en main. L’écriture, ça marche pas mal avec le rap, ça les désinhibe de savoir que d’autres pas plus vernis qu’eux l’ont fait, ça leur parle.
Tenter des choses, on tente tous des choses. Martha aussi avec son projet de solitude qui est en train de partir en sucettes.
– Oui, je veux bien essayer. C’est Sébastien qui t’a parlé de ma passion de l’écriture ?
– Un peu. J’essaie toujours, au moins pour moi. Ça marche ou pas selon les caractères et les histoires. Il y en a qui sont tellement fracassés ou tellement emmurés que ça ne donne rien. Ça les changera d’être avec toi. Tu verras, tu feras ce que tu pourras.

Les gamins dansent. Anne vient vers Martha. William a disparu.

– Si j’ai bien compris, Guy t’a enrôlée. Il est fort, il ferait n’importe quoi pour ces gamins. Il échoue, il recommence. Il trouve une autre idée. Là c’est ce voyage, il ne sait même pas s’il obtiendra l’autorisation, mais il peaufine son dossier.
Martha est pensive. Qu’est-ce qu’elle connaît de l’aide sociale à l’enfance ? Pas grand-chose. Des signalements elle en a fait un ou deux dans toute sa carrière ; toujours délicat. Combien de fois lui a-t-on menti ? combien de fois n’a-t-elle plus revu les enfants. Des coups, des marques, des enfants qui passaient, grandissaient, qu’elle ne reconnaissait plus. Aurait-elle pu faire mieux, plus ?
Il est tard, elle a envie de rentrer. Il faudrait parler avec Anne, mais elle est fatiguée. Il y a trop de bruit et ce soir de Noël n’est pas l’heure des bilans. Sébastien l’a vue et lui propose de la raccompagner.

En rentrant, Martha était mécontente d’elle-même. Elle avait dû paraître bien désagréable et peu attentive aux autres. C’est tout juste si elle avait parlé aux jeunes. Ryan et Ugo, Adidas et Nike, qu’elle avait repérés dès le premier jour, mais sur lesquels elle s’était trompée. Pas les plus apathiques, au contraire des garçons vifs et accueillants qui avaient fait l’effort d’aller vers elle. Les boucles brunes de Ryan et ses yeux vifs, le blond filasse de ceux de Ugo, il fallait qu’elle le note pour ne pas oublier de les reconnaître la prochaine fois.

Guy était toujours en grande conversation avec un des jeunes et elle ne l’avait pas interrompu ; toujours soucieux du bon déroulement de la soirée. Pas plus avec Anne sur laquelle elle s’était posé beaucoup de questions, Anne qui acceptait cette relation quasi maternelle avec William qui l’avait suivie toute la soirée. Elle aurait aimé parler avec Luna, mais ne l’avait pas fait ; elles s’étaient pourtant regardées plusieurs fois. Luna hautaine et rêveuse lui avait-il semblé, en retrait. Aucun progrès dans la connaissance de ce groupe qu’elle avait pourtant accepté d’accompagner pour leur atelier d’écriture. Elle s’était réfugiée auprès de Sébastien qu’elle connaissait déjà et auprès de qui elle avait pu rester silencieuse et se le reprochait maintenant. Elle avait mieux observé Lenny et Noélie, tout en prévenance et en attention l’un avec l’autre. Ils avaient remarqué qu’elle les reconnaissait et lui avaient souri à plusieurs reprises. Mais les autres ? Des garçons qui mangeaient, buvaient, n’avaient plus faim, n’aimaient pas les marrons ou les adoraient, rangeaient ou s’efforçaient d’esquiver la corvée, remettaient les tables en place ou laissaient faire les autres, voulaient fumer, avaient dansé ou pas, s’étaient occupés de la musique ou pas. Un groupe indistinct du fait de son inattention, de sa fatigue, son incapacité à aller vers les autres.

Petit à petit, des idées encore plus sombres la traversaient, de gens qu’elle avait négligés par le passé ; beaucoup étaient morts maintenant. Cette vieille amie qui ne donnait plus de nouvelles, n’avait jamais été sur les réseaux sociaux et qu’elle n’avait jamais cherché à revoir. Une amitié de 40 ans pourtant qui s’était dissoute dans le silence et l’indifférence réciproque. Combien de soirées passées ensemble, de verres de champagne, de cigarettes, de plateaux d’huitres et puis le silence. Après la mort de sa mère, cette amie avait acheté un appartement spacieux et moderne avec l’héritage. Martha ne l’avait jamais vu. Elle ne gardait que le souvenir de ce deux-pièces étroit et vétuste du XXe arrondissement de Paris où elle avait dormi tant de fois, sans salle de bains. Comment pouvait-on ainsi délaisser, abandonner les autres avec le temps ? Aurait-elle dû reprendre contact ? Pourquoi avait-elle attendu ? Elle en ressentait une honte torturante, le sentiment d’une faute grave.

Il y en avait bien d’autres abandons, négligences quelle se reprochait, mais il ne fallait pas y penser au risque de gâcher sa nuit. Cette femme qu’elle avait renvoyée à son médecin traitant, alors qu’elle aurait dû l’adresser aux urgences. Elle voyait encore sa grimace de douleur, et le temps qu’elle avait passé debout devant le cabinet en attendant le taxi. Comment peut-on faire de telles choses ? Manquer à ce point de miséricorde et de présence d’esprit ! Parfois c’était la colère qui l’envahissait en pensant à ce si gentil locataire qu’elle n’avait pas eu le courage de refuser malgré ses faibles revenus (il voulait se loger près du lycée pour que ces enfants aient une bonne éducation !). Des loyers impayés, un appartement saccagé, des voisins mécontents, les huissiers, le syndic. Une idiote qui s’était fait avoir ! Elle avait été une idiote ! De la colère et de la honte de s’être laissée berner !

Si elle laissait son esprit s’en emparer, elle n’arriverait pas à dormir. L’avancée de l’âge produisait en elle cette étrange nouveauté, cette grande difficulté à combattre les idées noires. Cela tournait en boucle, enflait, se boursouflait, se creusait, s’approfondissait, la clouait de remords et d’angoisses ou la rendait furieuse et honteuse. Autrefois, une idée chassait l’autre ; plus jamais maintenant. Autrefois elle s’accordait des circonstances atténuantes, contrebalançait ses torts par ceux des autres, argumentait avec elle-même dans le pire des cas, puis passait à autre chose. Maintenant la barrière mentale d’un esprit sain était devenue poreuse, elle se retrouvait désarmée et assiégée par les remuements les plus catastrophistes. Était-ce ce qu’il y avait d’irrémédiable désormais à se reprocher des fautes vis-à-vis de morts ? Ou était-ce son esprit devenu plus faible, moins robuste ? Était-ce un effet de son isolement volontaire cet emballement mental qu’elle vivait de plus en plus souvent ? En aurait-elle parlé si elle avait eu un interlocuteur ? Non, elle l’aurait tu tant il provoquait en elle une sensation de fragilité. Son esprit devenait fragile et sans défense, elle n’avait plus prise sur ses emballements ; cela avait quelque chose de terrifiant.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .