Reprise

Je ne sais pourquoi je l’aime. Au goudron terne, salissures du marché qui perdurent malgré balayages et arrosages, en pente douce cernée de façades en béton gris alvéolées de profonds balcons que soulignent quelques briques rouges et jaunes ayant perdu leur lustre, la place reste déserte avant que quelques enfants ne l’envahissent à trottinette ou à vélo à la sortie de l’école. Deux ternes agences bancaires sous protection vidéo, deux tout aussi tristes agences immobilières que n’arrivent pas à égayer les photographies et les descriptifs des opportunités à saisir, deux portes opaques vitrées et fenêtres assorties qui garantissent l’anonymat des usagers du Point d’Accès au Droit, de Pôle-Emploi, un tout aussi triste cabinet d’orthopédie que ne signale aucune enseigne, aucune vitrine, pas de bistrot, pas de terrasse, juste une part abandonnée au parking. Quelques arbres, maigres platanes, qui semblent se nourrir du béton, deux bancs oubliés, un regroupement de barrières de sécurité en attente des prochains travaux, ne rappellent en rien la place centrale qui était celle de la commune maraîchère qui alimentait Paris du fruit de ses eaux usées et dont seule l’église du 12èmesiècle résiste, petite mais désormais suffisante pour accueillir, chaque dimanche, les derniers pratiquants d’une cité de vingt-deux mille âmes (âme est le bon mot pour décrire ceux qui y dorment plus qu’ils n’y vivent) ; pas âme qui vive en ce début d’après midi d’un banal jour de semaine.

Et pourtant j’aime cette place que je descends presque chaque jour, depuis que je ne travaille pas, à cette heure déserte, ou plus souvent à l’heure des jeux d’enfants, car j’ai en point de mire les sept néons rouges, sept lettres capitales, qui m’attirent comme un papillon de nuit vers la lumière, PANDORA, sept néons bleus, sept cursives, qui m’envoûtent par ce septième art qui me distrait de mes lectures, alimente aussi mon écriture ; et m’a fait, après la courte expérience d’une télévision achetée il y a juste cinquante ans pour voir « le petit pas pour l’homme » et abandonnée peu après, définitivement téléphobe et cinéphile : Cinémas ; et donnent à ce coin de place un air de fête, une allure de motel américain.

Ah les derniers vingt mètres. Je longe les baies vitrées, je me délecte des grandes affiches du programme qui masquent en partie les divans de velours rouge, les tables et les chaises de bistrot, la bibliothèque, le bar, ce petit espace intime, préservé, boissons et biscuits bio, circuit court, militant où je vais bientôt retrouver les habitués, m’enquérir de leurs choix, partager un avis, souvent m’enthousiasmer de cette diversité d’univers que nous offre le cinéma du monde.

Il me fait face, un œil dans le haut de l’affiche, un seul, brillant, sourire mi goguenard, mi satisfait.. Une moitié de visage qui emplie la place de sa présence et escamote les autres affiches. L’autre moitié est cachée par une chevelure rousse, bouclée, plutôt auburn que fauve, qui tombe sur un dos déjà dénudé, dévoilé d’une robe repoussée, un corps qui étreint, séduit, consentant, qui s’abandonne contre l’habit pourpre, chamarré, d’un puissant. Deux yeux vides me pénètrent ; ceux d’un masque d’or, traits anguleux et inquiétants, face éclairée de fête vénitienne ou face sombre d’une fête macabre, que tient une main possessive, baguée d’une prétentieuse chevalière, d’un d’un énorme grenat. C’est lui. C’est C.

C. qui se rappelle soudain à moi, alors qu’il obsède depuis peu, mes jours, mon écriture. C. au programme, reprise de l’été. Pourquoi ? Quelle passion dévorante et destructive m’attend ? Curieux, pour une fois le hall est vide, le bar et le guichet abandonnés. La salle de projection est ouverte. C. m’attend.

A propos de Jean Perguet

La retraite ? Si on veut ; c'est le luxe de pouvoir faire presque tout ce que l'on veut, quand on veut, pour soi et surtout pour les autres. Je suis un lecteur curieux de tout. Depuis trois ans mon «journal d’un lecteur» est publié tous les semestres sur http://www.incertainregard.com Après une formation d’animateur d’ateliers d’écriture, j’anime un cycle annuel d’ateliers pour le comité d’entreprise de mon ancienne entreprise. Et depuis l’été 2018, je sévis, comme beaucoup d’autres, à partir des riches et étonnantes propositions de François Bon.