#revisite #03 | Un mot

Il s’agit d’un mot. Un mot est un espace. Un espace infini, rempli de promesses. Il n’a pas de matière. Il n’est que la chair rosée, fine peau qui protège de la lumière trop forte. Liquide comme flottant. Il n’a pas d’existence puisque personne n’est là pour l’apostropher. Il flotte sans nom, sans son. Flou. Il n’a pas connaissance de son existence. Il ne peut se concevoir. Pourtant, il sait d’instinct sa naissance dans les racines profondes sous les strates nourricières noires puis sa puissance verticale vers la mousse poussé par l’élan du vert. Ses yeux, d’un bleu pur, s’élèvent de l’odeur humide et lourde pour fouiller les nuages. Bien plus haut que le ciel. Ce mot n’a pas de limites. Il est promesse. Il est l’univers. Il berce dans ses bras la beauté des étoiles naissantes.

Il s’agit d’un mot. Un mot mort. Un mot qui se donne la mort. Un mot suicidé. Damné. Déchu. Blasphème. Ce mot que l’on ne prononce pas. Injustement chassé, alors même qu’il donne vie. Qu’il fait vie. Qu’il est nécessaire à la vie ! Pourtant celui qui donne la vie au mot, l’abandonne, l’exécute, le renie dès l’instant où la vie lui donne le mot. C’est inévitable, c’est le souffle brûlant qui crée le vide, qui déplie les alvéoles. C’est la toute première des douleurs ressenties. Ce creux à l’intérieur. Cet air qui vient pulvériser le mot. Une douleur intense, mais fugace. À peine l’espace d’un cri. Le premier. Alors le mot qui fait vie, disparait avant de connaitre son propre nom. Il s’invente dans la seconde où il s’oublie. Ou choisit de s’oublier dans l’espoir un peu fou que l’on puisse le réinventer. Ceux qui se taisent et savent écouter voient la courbure fugace de ses lettres s’inscrire en fin sillon entre l’appel viscéral de l’odeur du sein de la mère et la violence de la faim. Succion féroce de l’estomac rendu creux. Bruissement d’aile qui choit avec une grâce légère dans l’obscurité du gouffre

Il s’agit d’un mot. Un mot malmené. Un mot qui n’a pas sa place sur terre. Rendu schizophrène par la société. Ceux qui le brandissent comme une arme, n’en connaissent pas le sens. Seuls ceux qui le cachent et le défendent avec jalousie en approchent la définition. Il est terrifiant de pureté. Alors on le cherche ou bien on le repousse avec force. Ces cris, ces bruits incessants empêchent l’homme de se souvenir. Car sa fragilité appelle sans pouvoir le montrer à être apprivoisé. Lent. Calme. Patient… Ceux qui osent s’y perdre ou qui le défient avec pour seule arme que la foi en leurs propres paroles, se perdent dans les limbes grinçants de la folie. Là-bas, leur pénitence est de le chercher sans repos. Entre mutisme et litanie incessante. Parait-il intolérable à l’oreille humaine.

Il s’agit d’un mot. Un mot fascinant. Un mot incomplet, car les hommes ont des limites que lui n’a pas. La gamme sensible de nos ondes. Bien assez pour nos fragiles oreilles. Plus, ne serais pas supportable. Quand à moins ? L’homme n’a pas encore compris comment… Il le crie, le distord, l’essore jusqu’à l’étourdissement. Seuls ceux qui connaissent le véritable sens de l’amour et du partage savent se l’échanger. C’est le propre des relations cousues de confiance, tissées avec patience du fil doré du respect. Ils sont peu à pouvoir accomplir ce miracle. Ils ne cherchent pas à lui donner de nom. Humbles, presque naïfs, ils ont gardé avec eux la fragilité de l’enfance. Ce mot avait en ces temps reculés la simplicité et l’évidence d’un jeu dont le gagnant était proclamé roi et couronné d’un éclat de fou-rire. Eux seuls savent inventer ce mot, leur mot, sans mots. Les autres se moquent d’eux avec grand bruit. Ils ont oublié le passage furtif d’une plume blanche. Pourtant juste là, sous leurs narines déformées de rire. C’était il y a si longtemps …Frappé par la laideur de l’amnésie, ils sont à tout jamais aveugles. Un sourire  ? Un regard  ? Quoi de plus naïf, de plus inné, de plus banal, de plus pur  ? Infraordinaire.

Il s’agit d’un mot. Le dernier. Celui que l’on expire. Celui qui nous libère du vide. Les alvéoles s’affaissent alors que le voyage annonce la toute fin proche. Les tissus se touchent, se reconnaissent enfin. Les lumières encore faiblement vacillantes s’éteignent aussi vite qu’une trainée de poudre. Dans la beauté effrayante d’un feu d’artifice. Qui laisse sans voix. À peine un râle avant que l’obscurité soit tout à fait complète. Ce mot apparait comme une impression de déjà vu, sorte de scotome scintillant qui suit l’éblouissement. Comme les étoiles qu’il accroche toutes entières dans l’infini de ses bras.

Il s’agit d’un mot. Je me refuse à l’écrire. Cela serait déjà le condamner à mort.

Un ange passe…

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.