#revisite 09 | à nul moment je n’ai décrit votre visage

Ses lignes en mouvement perpétuel, flou, fluctuant, mais toujours mobiles. Comme les vaguelettes désordonnées qui se forment à la surface d’une foule dense et serrée se laissant aller tout naturellement vers le mouvement de reptation qui est le sien. Interminable ondulation des passants qui me frôlent. Géométrie dont j’ignore les lois et les coutumes. Peut-on avoir une foule grouillante sous son visage ? Une foule de quoi ? Ne peut-elle pas se tenir tranquille ?

Cette onde, ce frémissement, tressautant et foisonnant sous son épiderme ( Certains y verront un tic ou une manie, voire une maladie ) c’est cela qui l’identifie. Fondation évidente de son appartenance à l’espèce humaine.

Son visage, il le tient de ses parents. Un peu de sa mère, bien que d’un avis unanime on le décrive comme le portrait craché de son père. Un jour, il le léguera à ses enfants. De génération en génération. Lentement dilué depuis la nuit des temps.

Vient-il du sud du nord de l’occident où de l’orient ? Il suffit souvent d’observer la couleur de sa peau. On dirait des copeaux que l’on obtient en frottant un savon sec et fissuré sur les pointes de la surface poreuse d’une râpe de métal. Voilà ce qui pourrait se rapprocher le plus fidèlement de la couleur de sa peau. Une mosaïque de copeaux de savon jaunâtre.

— Quel âge donnerais-tu à son visage ?
— Il est très jeune c’est évident… son visage est totalement imberbe
— Certains hommes restent imberbes très longtemps….
— Il avait trop de poussière dans les sillons de ses traits pour sortir tout juste du berceau. De plus, il venait de tourner à l’angle de la rue de la Madonne.
— En quoi cela a-t-il un quelconque rapport avec sa pilosité ?
— Tu sais bien ! C’est la rue où se trouve la boutique du barbier ! Ton frère le vante comme le meilleur de toute la ville et son fils Gabriel est dans la classe de la petite.
— Oui je vois très bien la devanture étroite et peinturlurée d’un rouge criard. Mais il tenait roulé une sorte de journal coincé sous son aisselle. L’hypothèse qu’il vienne du bureau de tabac juste en face du barbier ou qu’il passe tout simplement son chemin est toute aussi valable….
— Je te dis qu’il venait juste de se faire tailler la barbe : dans son sillage, une forte odeur de savon
— Je l’ai bien dévisagé et je n’ai pas vu la moindre éraflure ni l’ombre du trou, d’un pore dilaté, d’une dépression quelconque, pas même une pointe de rougeur qui témoigne du feu du rasoir.
— Nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord, il est bien trop loin a présent. Dommage qu’il porte un bonnet, la couleur de ses cheveux aurait pu nous orienter…

Son bonnet ne le quitte jamais. Il est usé, il y’a un trou pas très large sur l’arrière et la matière est râpée sur les tempes. La matière est fort étrange, une sorte de cuir de vache ou de chèvre. Jaune, presque beige. Il a dû l’acheter dans une boutique bon marché. Par endroit le tanneur a laissé quelques touffes de poils beiges disgracieuses.

Il le porte très en haut. Bien plaqué contre son crâne. Par moment, il remonte un peu. Alors des deux mains, il le tire exagérément vers le bas pour ne pas laisser de partie molle et vide sur le dessus. Il recouvre la moitié supérieure de son front, cache la quasi-totalité de la pointe de ses oreilles dont on n’aperçoit qu’un bout de lobe. Et descends dans la nuque jusqu’à la racine de l’implantation des cheveux.

Quelle que soit la saison, il ne le quitte jamais. Il dort avec, il mange avec, il fume avec, il va au théâtre, au cinéma, au supermarché avec. Il joue à la belote au nain jaune ou aux dames avec. Il étudie et il travaille avec. Il promène avec, prends le train, la voiture ou l’avion avec. Je le soupçonne de se laver avec.

Rien ne permet d’affirmer que ce ne soit pas le visage d’une femme ? Certaines femmes ont des traits épais et grossier et les cheveux en brosse alors qu’il m’est arrivé de voir des hommes aux courbes douces et aux yeux bleus lavande.

Une légende raconte que son vrai visage ne se révèle qu’à la nuit tombée lorsque le ciel est noir et que la lune pleine reflète la lumière de ses traits. Malheureusement, il aime trop la lune et ne regarde qu’elle. La légende rajoute que seule la lune connait son vrai visage.

Rond, oui son visage est rond, voilà l’adjectif adéquat. Pour être exact, c’est un disque, car le rond est le périmètre du cercle. Or il y a bien quelque chose pour remplir ce visage. Un contenu, une matière. Considérant notre espace sous ses trois dimensions, il faudrait plutôt employer le terme de sphérique. La lune est une sphère dont on ne voit qu’un disque. L’arrière de sa tête a bien la forme d’une sphère, mais son visage de profil est totalement plat. Un disque dont on a bien vite fait le tour. Rien ne dépasse.

Il n’y a qu’une chose rectiligne dans ses traits. C’est sa bouche. J’ignore la couleur de ses lèvres. Il ne parle jamais.

Je me souviens d’un dimanche où il avait fermé les paupières, allongé sur le divan du salon. C’était il y a des siècles. Je me suis approchée sans bruits. Mes mains étaient moites. De peur de le réveiller. Je l’ai bien observé. Il avait le glacé du papier des magazines. J’ai effleuré la matière lisse et froide. Alors, j’ai tenté de gratter avec mon ongle la bordure comme pour décoller un autocollant. J’ai gratté à plusieurs endroits. Aucune prise. J’aurais tant voulu voir sous la surface. Son sourcil droit a légèrement frémi. J’ai déguerpi. L’occasion ne s’est plus représentée.

Je n’ai jamais vu ses yeux. Il paraît qu’ils sont bleus avec une touche de jaune. De loin ils m’ont semblé être noir, profond et creux. Mais c’était de loin.
Parfois une larme coule de sa caroncule droite, traçant à la verticale un profond sillon. C’est la seule asymétrie qu’il concède.

Son visage n’a pas d’expression, d’expressivité, d’esprit
Il n’est ni attirant, joyeux, rieur ou jovial, ni boute-en-train ou taquin, ni piquant, colérique, cynique, ni jugeant, intrusif ou voyeur, ni attirant, séducteur, ni plaisant, ni grimaçant ni théâtral. Pas très beau, il n’est pas laid.
Ni bon, ni mauvais, ni vrai, ni faux.

Je l’ai eu très bien connu. Je le connaissais. Paraît-il que je le connus. Cela m’étonnerait que je le connaisse. Je ne le connais pas. Je ne veux point le connaître. Je ne le connaîtrai jamais.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

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