#P9 Roman photo

Une photo couleur sépia dans sa forme numérisée. La composition en est soignée. L’objectif placé en contre bas de la scène permet un étagement rigoureux des plans répartissant ainsi les degrés d’importance et la cohésion de l’ensemble. C’est l’époque de la recolte. Peut être que le moment du battage est terminé et l’on s’emploie désormais a ramasser la paille. A l’avant sur le sol jonché de tiges de blé coupées, une femme allongée la tête reposant sur sa main gauche à proximité de celle d’une enfant, le regard tourné vers l’objectif. Elles sont au pied d’une meule de foin dont on ne voit qu’une partie. On les imagine complices ; la petite fille  semble rire de la situation, le mouvement des mains, le chapeau « cloche », effacent son visage qu’on devine traversé par un éclair de bonheur qu’elle voudrait préserver du cliché. Au second plan, un garçon qui s’ingénie à attirer l’attention : il est au « garde à vous », un outil qui ressemble à un râteau sans dents lui tient lieu d’arme, et sur sa tête un chapeau qui rappelle celui qu’on découvrira un peu plus tard sur la tête des marins américains venus libérer le pays. Il occupe la position centrale du tableau. Sa posture, légèrement de biais, reprend la diagonale initiée par les corps de la femme et de l’enfant conduisant le regard tout doucement  vers le fond de la représentation. A l’arrière, spectateurs bienveillants, un couple de paysans. Le geste immobilisé de l’homme (il tient à  deux mains un instrument en bois dont le manche recourbé a peut-être pour fonction de faciliter le regroupement des tiges de paille ) dit le poids d’une tradition, ancrée dans le terroir. Derrière lui, les mains sur les hanches sous un chapeau de paille plat qui masque son regard fixé sur l’objectif, une femme qui pourrait être la grand-mère des enfants surveille la scène comme pour lui conférer toute sa stabilité. Un glacis de collines s’élève doucement sur la gauche. Cette clôture de l’horizon donne aux personnages leur dimension paisible ; elle les protège et les berce à la fois, loin dans le temps et dans l’espace. Le cliché semble avoir été conçu par les soins d’un photographe imprégné de la peinture de genre telle qu’on en faisait depuis le milieu du dix-neuvième siècle, C’est le poncif d’un monde disparu désormais dont se nourrit longtemps après un fantasme collectif du terroir, alors que  de cette campagne, il ne reste plus rien. Elle est un sol où s’enracine ce qui pourrait tenir lieu d’identité, même lorsqu’on n’a plus aucune certitude de la raison qui est à l’origine de l’image.

 Dans un noir et blanc plus franc il reste deux clichés d’une promenade aux jardins public. Dans la première on voit un jeune homme et une fillette entrée dans l’adolescence. Leur pose, frontale, plaide pour une photo de famille . C’est un « instantané », la capture d’un moment, plutôt heureux si l’on en juge par le sourire de la petite fille ou par l’attitude « idiote » de celui qui sait bien que même ainsi déformé il ne parviendra pas à enlaidir une allure non dénuée de charme et même d’une certaine beauté. Mélange de certitude de soi et de fragilité : ce qu’il met ainsi en scène c’est aussi bien son élégance que souligne la position déhanchée, naturellement adoptée, que l’appel (désespéré ?) à une attention fuyante, de celui qui sait qu’en somme il n’est pas suffisamment « légitime ». La lumière vient éclairer le visage de la jeune fille, tandis que celui du garçon reste dans l’ombre portée des arbres qui les entourent. Le costume dans les tons gris du jeune homme renforce l’impression d’effacement tandis que le chemisier blanc de sa sœur (car c’est bien la seule certitude qu’on a au fond devant cette photo venue d’un autre âge) vient rehausser l’effet de la lumière. Est-ce pour cela qu’elle semble plus naturelle, insouciante de l’effet produit, tout entière au plaisir d’être regardée sans se soucier de savoir si encore de longues années on pourra la voir ainsi « telle qu’en elle-même enfin… ». D’ailleurs on voit bien que pour elle le temps n’a pas d’importance, occupée qu’elle est à vivre le présent dans sa plénitude complète. Ce qui frappe chez elle c’est une innocence absolue, un bonheur rayonnant comme une aura dont on perçoit qu’elle l’accompagne et l’accompagnera pour toujours. Il n’en est pas de même du garçon, ne serait-ce que parce qu’il a pris soin d’écrire, au dos du carton glacé, ces mots projetés vers l’avenir d’une lecture : « Ne faites pas attention à moi je fais toujours l’idiot car ce sont mes habitudes. » La phrase s’étale en travers du coin gauche au revers de la photo. Onse plait à penser que l’avertissement n’a d’autre but que d’attirer le regard sur la petite fille. « Ce n’est pas moi qu’il faut regarder mais elle ; moi l’idiot, je m’incline devant cette grâce, cette luminosité qui à elle seule rend la prise de vue possible. » Pourtant, son besoin d’attrer l’attention se lit aussi dans sa grimace (on devine à peine un léger strabisme contrefait, mais surtout il y a le défi à la convention qui voudrait qu’on regarde l’objectif en face) peut être tout autant un mauvais tour joué au photographe, déjouement dont on rira bien au développement pour saluer la pitrerie qui décidément le caractérise (on croit entendre les commentaires : « Ah ! Celui-là il faut toujours qu’il se fasse remarquer avec ses singeries », quand la petite phrase au dos affirme tout le contraire), négation du moment présent pour produire une trace visible de l’existence qu’on redéploiera dans le futur. Tout se passe comme si les deux personnages n’appartenaient pas à la même temporalité, comme si l’aisance de la fillette à « être » tout simplement relevait de la grâce, tandis que la mimique surjouée du garçon soulignait l’effort qu’il faudra déployer pour exister. On ne reconnait dans les deux protagonistes les deux enfants de la photo précédente que parce que elle appartient à une série qui demeure pourtant opaque puisqu’aucun commentaire ne les accompagne, aucune explication. Accompagnée d’un cliché où le jeune homme est assis sur un banc de pierre aux côtés d’une jeune femme, sans doute prise le même jour, la photo semble dessiner l’histoire d’une journée où le couple et la toute jeune fille étaient partis se promener, la sœur servant sans doute de « chaperon » comme on disait alors et chacune leur tour les deux jeunes femmes avaient occupé la place du photographe. Dans ce cliché les deux protagonistes se prêtent d’autant plus volontiers à la mise en scène que cette fois  l’image devra témoigner en même temps de l’honnêteté des sentiments et de leur authenticité. Tous les codes sont respectés : regards centrés et convergents vers l’objectif comme si on le prenait à témoin, pose chaste qui n’exclut pas le rapprochement (le bras droit du jeune homme masqué par le buste de la jeune femme enlace vraisemblablement la taille plutôt que l’épaule), jambes sagement croisées de la jeune femme. Pas de place ici pour l’improvisation : il s’agit bien de figer pour l’éternité ce sentiment fugitif qu’on entretiendra plus tard par un échange épistolaire aussi brûlant que convenu dans sa répétition à l’infini des mêmes serments amoureux. Comme si le mensonge du langage pouvait fonder une vie.

Sur la photo aux bords dentelés un couple nonchalamment appuyé sur le garde-corps en fer forgé d’un balcon baigné par la lumière d’un milieu de journée. Ce sont les mêmes personnages que dans la photo précédente. Leurs corps imbriqués épousent une position en « contra-posto » soulignée par leurs bras qui forment un harmonieux parallèle sur la rambarde où ils prennent appui. Derrière eux la trouée de clarté un peu « brulée » donne un aspect fantomatique au bâtiment situé à l’arrière-plan en partie masqué par un parasol comme ceux qui fleurissaient sur les plages du midi dans les années trente-quarante du siècle passé. Le parasol est légèrement en arrière et surplombe une haie végétale dont l’ombre vient faire contraste avec la robe claire de la jeune femme. Elle a cette coiffure qu’on voit sur les photos des femmes à la libération : une sorte de raie sur le côté gauche sépare la chevelure en deux masses équilibrées qui tombent en vague de chaque côté du visage, recouvrant ainsi les oreilles. Le col marin du jeune homme (il porte en effet l’uniforme des mousses) accompagne le mouvement du haut du bras de la jeune femme à son côté. Leurs deux têtes son inclinées dans un même mouvement. Au dos du cliché la jeune femme a écrit : « En souvenir d’un bon dimanche passé avec mon fiancé que j’aime avec ferveur 15/09/1942 ». L’image a été conçue comme un viatique destiné à écarter le « cafard » auquel le jeune mousse pourrait succomber, avec la complicité du photographe qui s’est posté sur le balcon voisin dont la balustrade coupe le cliché dans son premier quart. Tout signifie l’harmonie et la stabilité. Pourtant on ne peut s’empêcher de remarquer la divergence des regards : le jeune homme fixe l’objectif d’un air rendu « ténébreux » par l’ombre que font ses arcades sourcilières, tandis que la jeune femme a détourné les yeux juste au moment du déclenchement de l’obturateur comme si quelque chose avait attiré son attention à ce moment-là, détruisant ainsi l’illusion de symétrie qui devait présider à ce moment.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

5 commentaires à propos de “#P9 Roman photo”

  1. ta scène de « fenaison » m’a posé beaucoup de questions :
    – si ce sont des foins, pas de paille de blé coupée
    – si c’est le temps de foins, plus besoin de faux
    – quel est cet outil que tient le garçon au garde à vous ? Pas un râteau !
    -quel est cet instrument rond et brillant qu’on voit partiellement sur la gauche et dont tu ne parles pas ?
    – à quoi sert cette remorque derrière la femme aux mains sur les hanches, sans doute pas à transporter du foin
    Ne serait-ce pas plutôt une scène de battage après la moisson ?
    Je ne sais pas, mais j’ai fait les foins autrefois (ça se fait encore, même si c’est mécanisé) et j’ai des doutes.
    Les travaux des champs sont mécanisés désormais, disparaissent aussi pour certains, mais surtout on ne sait plus les lire…de même qu’on ne sait pas lire le fonctionnement de beaucoup d’autres installations. la distance au réel et au concret ne cesse de disparaître.

    • A vrai dire tes remarques ne font sue renforcer mes ignorances dont la moindre n’est pas celle que tu soulignes. Car ce qui s’est rompu entre les personnages de cette photo et celui qui la décrit c’est la transmission., En son absence doit-on faire semblant de reconstituer un réel qui de toute façon n’existe pas ? Et c’est bien tout un projet qui pourrait se dessiner : écrire pour dire le vide pas pour l’effacer mais bien pour en dire concrètement l’existence. Autre manière d’affirmer que « l’atelietr d’écritures n’est pas un jeu ». Il n’y a rien à raconter et ce qu’on prend pour le réel permet juste de masquer cette évidence.
      Merci en tout cas de cette lecture scrupuleuse qui me permet de le réaliser

      • Pas vraiment sûre que ce soit uniquement la transmission qui manque ! il me semble aussi que nous oublions d’observer le réel, nous vivons dans nos têtes, dans ce que nous croyons savoir, dans notre petite musique intérieure, de petites bulles isolées de certitudes jamais confrontées aux autres ni à la réalité.

  2. As you like. Mais en l’occurrence je sais de quoi je parle et ne tiens pas trop à entrer dans les détails. On vit aussi parfois dans le désert que fait le silence d’une histoire familiale.
    Je ne sais pas ce que tu appelles le réel. Pour moi il est toujours en construction à travers une expérience et le recours à l’écriture permet d’en dessiner un fantôme qui reste un artefact. Je ne sais pas si « nous » vivons dans une bulle et surtout je ne sais pas qui est ce nous mais je refuse d’y être assimilé par une rhétorique à l’emporte pièce.