Route

la route maintenant marchait nue contre nos pieds, les orteils traînaient un sac d’ombre comme des chiens blancs, la route marchait langue de terre rouge marchait sèche chargée d’une mémoire de violentes pluies, et la suivait un écheveaux de barbelés de lames de bois grêle de cabanes en tôles, la route appelait dans les bouches appelait loin râclait des restes de chants rouges, on se sentait comme avec du sang nouveau, légèrement ivre, presque en trop bonne santé, avec ses muscles la route tirait les corps montait les corps vers un plateau où le ciel s’était ouvert en deux, où un village comme un pansement mouillé se décollait lentement du sol, on croyait parfois distinguer des troupes d’hommes sur le versant de la montagne sans jamais trouver d’empreintes, on croisait un chien le museau soulevant légèrement la poussière, qui suivait aussi la trace des troupeaux d’hommes, les pieds sales on pénétrait dans une auberge vide, là haut dans le village qui se décolle et tombe, on détellait le corps, la nuit la route brûlait les jambes, puis on était allé dans l’orage, entre des murs liquides fissurés d’éclairs, contre une nappe d’eau tendue sur le tranchant des pierres, on était allé comme une herbe, comme un insecte, comme un caillou, dans la pluie, comme un papillon monarque, avec cette force de traction ignorante qui semblait tantôt émaner d’une grange morte au loin, tantôt des taillis à bêtes noires sur les bords de la route, tantôt de l’indécision même avec laquelle au point où ils se rejoignaient on avait recollé le ciel avec la terre, tantôt seulement de ne pas penser, de ne même pas penser que l’on ne pense pas, d’être tout entier comme passé de l’autre côté de soi, côté monde, côté dehors, côté forêt, côté régularité mate du bruit des pas dans la pluie, on était entré comme un insecte à carapace bleue dans l’orage peuplé de grands pylônes, puis on en était sorti par un trou dans le ciel, et dans le fossé contre un champ fauché il y avait eu un sanglier mort la tête lègèrement inclinée reposant sur la route comme sur un oreiller, dans le soleil sa peau marbrée fume, la vie est encore un peu là dans la charogne, s’échappe par une touffe de poils jaunes, on la regarde sans pouvoir rien faire de plus, on la regarde, une bête morte seule, on la regarde avec peut-être comme une messe païenne confuse dans les yeux

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