#P1 Se déployer

Le premier lieu où j’ai dormi est la clinique de la rue Albert 1er, grise et froide, bâtiment des années soixante à qui on a donné le nom d’un oiseau migrateur. Je n’en ai aucun souvenir. Peut-être celui d’un cri dans mes rêves enfouis ?

Je ne vais plus que rarement dans la maison qui m’a vue grandir, je n’en ressens pas de regrets ; confidences et secrets, premiers amours et amitiés tumultueuses se sont dilués sous les vernis de ses parquets. La petite porte contiguë à celle de grand-mère n’existe plus, j’aurais aimé conserver son rond bouton de porcelaine. Attentive aux premiers bourdonnements du sommeil voisin j’attendais dans le noir de rallumer ma lampe de chevet et de lire jusque tard dans la nuit : Jojo lapin et le club des cinq ont rapidement fait place à Jane Eyre, aux Hauts de Hurle Vent, au Bonheur des Dames, à L’homme qui rit et aux Gaston Lagaffe.

La nuit, juste au moment où mes paupières devenaient lourdes, les fantômes émergeaient du bois pour cogner aux volets. Ils pouvaient aussi se glisser par l’escalier puis le long du couloir à la sombre tapisserie jusqu’au pas de ma porte que je ne laissais jamais entrouverte.

C’était en Normandie ou bien en Picardie, une maison entourée de champs, au jardin bien entretenu. Le grenier au-dessus du garage avait été aménagé en chambre d’amis, on y accédait par un escalier étroit et raide. Dans les cartons rangés dans un coin de la pièce, on conservait photos et papiers administratifs du foyer, correspondances et cahiers de comptes. J’ai soulevé bien des fois leurs rabats maculés de poussière et d’humidité sans oser y fouiller.

Ai-je vraiment entendu des hyènes dans la nuit du désert, le sable et les étoiles comme seuls abris ? J’étais un grain minuscule à la recherche des puits creusés il a des milliers d’années. J’étais poussière dans les cheveux et j’ai respiré le pain sous les braises. 

Tout près il y avait une rivière, elle est figée sur la photo. Les enfants qui s’y promenaient ont grandi. En arrière-plan on montait les tentes. Combien y a-t-il eu de campings ? De montages et de démontages ? Combien de coups de maillet sur les piquets tordus ? D’orages trempant la toile qui venait se coller au duvet ?
J’aimais l’odeur de la terre mouillée au réveil.

Des lits jumeaux, à l’autre bout du monde, des rires et un animal sauvage qui rôde. Les yeux grands ouverts, les oreilles attentives, le corps se tendait, prêt à se réfugier sous les couvertures où à sauter sur le téléphone d’alerte.

Une impression d’insomnie, de repos intermittent entrecoupé par le soubresaut des rails. Une cadence allegro avant un arrêt en rase campagne et le sommeil inquiet qui s’installe. Derrière la grande vitre, l’obscurité masque l’ombre des grands arbres, des ballots de paille et les traces de présence humaine. Allongés les uns au-dessus des autres sur les couchettes rigides aux draps rêches et immaculés, on attend la reprise du voyage.

Le réveil au coucher du soleil, les rires au bout de la grande allée sentant le pin parasol et le sel de la dernière pêche. Sous la douche extérieure, les mêmes musiques fredonnées, au rythme du radio cassette ; variations adolescentes ivres d’amitiés.
Au sortir de la douche, la chair de poule.

A propos de Fabienne Savarit

J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Le temps me manque, alors j'écris par petits souffles, en atelier, dans des carnets, sur un coin de table. Mon premier roman a été publié en juillet 2020, j'en suis encore ébahie. Mes mots sont voyageurs et se perdent au creux des courants marins. https://www.facebook.com/Fabienne-Savarit-Autrice-105753008006663

Un commentaire à propos de “#P1 Se déployer”

  1. J’ai été prise par votre texte, beaucoup de plaisir a lire ce « rond bouton de porcelaine » ! Merci